La Tunisie vers un populisme autoritaire : les bonnes feuilles du dernier livre de Hatem Nafti
On a souvent dit que la Tunisie était le laboratoire du Printemps arabe.
Pour l’essayiste franco-tunisien Hatem Nafti, aussi collaborateur de Middle East Eye, « l’essoufflement de la démocratie participative, la précarisation des citoyens, la puissance des réseaux sociaux et l’étouffement des aspirations populaires participent aujourd’hui à la déconsolidation de la démocratie libérale et à l’avènement d’un populisme autoritaire ».
Dans son dernier essai, Tunisie : vers un populisme autoritaire, qui sort aux éditions Riveneuve, en France, le jeudi 27 octobre, il revient sur le coup de force du président Kais Saied, le 25 juillet 2021, et s’interroge : dix ans après la révolution, la Tunisie fait un saut dans l’inconnu. Pourquoi la transition démocratique a-t-elle échoué ?
Sortie de mon livre « #Tunisie, vers un #populisme autoritaire? Voyage au bout de la Saïedie »
— Hatem NAFTI (@HatemNafti) October 11, 2022
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Le livre décortique la décennie postrévolutionnaire et explore les expériences comparables (Second Empire, Amérique latine, République de Weimar...). Il croise les regards d’experts (juristes, politistes, économistes, acteurs associatifs, militants) et de personnalités comme l’ancien chef du gouvernement, Elyes Fakhfakh, pour tenter de préciser si le « saïedisme » est un populisme autoritaire mettant fin à une démocratisation fragile ou s’il peut aboutir à une démocratie authentique.
Une question clé autant pour les Tunisiens que pour leurs voisins maghrébins et européens, confrontés à la montée des populismes et au rejet croissant des valeurs démocratiques.
1. Ennahdha, du parti dissident au cœur nucléaire du système
« C’est incontestablement le parti qui a le plus structuré les dix premières années de la révolution. Quand, le 30 janvier 2011, Rached Ghannouchi [le leader d’Ennahdha] foule le sol tunisien après plus de vingt ans d’exil, son parti a connu deux décennies de calvaire : interdiction, arrestations, tortures, expatriation forcée. Pourtant, la tentative des autorités de l’éradiquer a échoué. Les dernières années avant la chute du dictateur [Ben Ali] ont même vu des tentatives d’islamisation partielle du régime à travers le gendre du dictateur, Sakher Materi.
Le parti, autorisé en mars de la même année, se structure rapidement et réactive ses réseaux sur tout le territoire. Disposant d’un réseau de militants présents sur tout le territoire ainsi que de moyens financiers colossaux qu’aucune enquête judiciaire n’a pu mettre en cause, le mouvement obtient 42 % des sièges de l’ANC [Assemblée nationale constituante] et écrase ses concurrents.
Ses plus d’1,5 million d’électeurs dépassent largement son socle de militants et de sympathisants pour toucher des franges conservatrices de la société et des citoyens qui ont vu dans Ennahdha, principale victime de l’ancien régime, l’antithèse totale du RCD [Rassemblement constitutionnel démocratique de Ben Ali] et l’ont confondu avec le camp de la révolution.
Sous les gouvernements de la troïka [coalition gouvernementale formée par les islamistes d’Ennahdha, le Congrès pour la République de l’ancien président Moncef Marzouki et les sociaux-démocrates d’Ettakattol], les dirigeants ennahdhaouis, tout en jouant la partition révolutionnaire, ont tenté de mettre à leur service les pires éléments de l’ancien régime.
En parallèle, leurs tentatives d’islamiser le pays par le bas se sont accompagnées d’un laxisme envers des mouvements islamistes à leur droite. Cela a créé une ambiance de violences politiques qui a débouché sur les assassinats [Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, dirigeants de la gauche panarabe, tués respectivement le 6 février et le 25 juillet 2013] et les attentats terroristes de 2013.
Après l’assassinat de Mohamed Brahmi, un sit-in a été organisé par une partie de l’opposition qui voulait en finir avec tout le système issu des élections de 2011.
En Égypte, une entreprise similaire a facilité le coup d’État de Sissi. Pris de panique, les dirigeants ennahdhaouis acceptent de négocier avec Béji Caïd Essebsi et de commencer l’ère des "deux cheikhs" [désigne le partage du pouvoir en Tunisie entre Rached Ghannouchi et Béji Caïd Essebsi entre 2014 et 2019, date du décès de ce dernier] qui se consolide après les élections de 2014 dans lesquelles les deux parties rompent leur promesse électorale et s’allient pour dominer la vie politique.
Depuis cette date, toutes les décisions du parti sont guidées par un seul élément : se maintenir au pouvoir quel qu’en soit prix, les dirigeants ennahdhaouis étant convaincus que leur retour à l’opposition sera synonyme d’une nouvelle tentative d’éradication.
Le quinquennat 2014-2019 permet à Ennahdha de continuer sa normalisation avec les forces issues de l’ancien régime. Après avoir refusé de passer une loi de lustration politique qui aurait permis d’écarter pour cinq ans les éléments destouriens les plus impliqués sous Ben Ali, le parti islamiste soutient la controversée loi de réconciliation.
Arrivé deuxième mais membre de tous les gouvernements de cette période, Ennahdha continue à s’insérer dans le système à travers notamment des nominations dans toutes les strates de l’État tout en n’ayant pas la position inconfortable du vainqueur des élections.
En réalité, la dislocation de Nidaa Tounes [parti politique fondé par Béji Caïd Essebsi en 2012] fait des islamistes le premier bloc parlementaire. Une position qui va s’intensifier quand le chef du gouvernement Youssef Chahed se retourne contre son mentor Béji Caïd Essebsi. Le jeune Premier ministre devient alors l’obligé du parti islamiste qui le soutient moyennant une protection accrue de ses intérêts.
Les dirigeants ennahdhaouis [sont] convaincus que leur retour à l’opposition sera synonyme d’une nouvelle tentative d’éradication
En interne, Ennahdha organise son dixième congrès en 2016. Si la presse locale et étrangère focalise sur l’intention du mouvement de séparer ses activités politiques du travail de prédication, l’événement le plus important est l’accroissement significatif du rôle du président Rached Ghannouchi, un paradoxe pour un parti qui prône un régime parlementaire. Depuis lors, Ennahdha connaît une succession de crises autour des décisions du chef.
Ainsi, en 2019, Ghannouchi modifie de manière substantielle les résultats des primaires organisées pour désigner les candidats aux législatives. Il se fait parachuter dans la circonscription Tunis 1, qui inclut la majorité des quartiers populaires de la capitale. Il choisit donc la facilité pour être sûr de devenir député et ainsi briguer la présidence de l’Assemblée.
Étant convaincu, sondages à l’appui, de l’impossibilité pour lui d’être élu à la présidence de la République, il décide de faire de son poste un président bis. Il est à noter qu’en cas de vacance définitive du poste de président de la République, la Constitution accorde l’intérim au chef de l’Assemblée.
Les statuts du mouvement limitent à deux les mandats du président. Une remise à zéro est entreprise en 2011 quand le parti est sorti de sa clandestinité. Mais plusieurs proches de Ghannouchi ont commencé une campagne interne pour que leur chef rempile. Cette tentative de prolongation a créé des tensions qui éclatent au grand jour, fait rarissime dans un parti habitué à la discrétion sur ses luttes internes.
Les élections législatives de 2019 sont un camouflet pour Chahed et Nidaa Tounes. Ennahdha arrive en tête mais perd deux tiers de son électorat de 2011. Comme d’habitude, le parti n’hésite pas, pour se maintenir au pouvoir, à pactiser avec son ennemi de campagne, cette fois-ci le parti Qalb Tounes.
En plus du discrédit de sa parole publique, le parti est pointé par un rapport de la Cour des comptes sur le scrutin de 2019 l’accusant d’avoir eu recours à des financements étrangers. Une pratique interdite par la loi électorale tunisienne. Mais le rapport ne donne lieu à aucune incrimination jusqu’au 25 juillet 2021.
Dix ans après la chute de Ben Ali, Ennahdha a réussi à s’implanter dans toutes les strates de la vie publique au point de devenir le cœur nucléaire du "système" dans le sens le plus péjoratif du terme sans pour autant se faire accepter par une partie importante d’une élite qui continue à voir dans ce parti un élément étranger à la Tunisie. »
3. Système policier : entre ruptures et continuités
« [...] Le départ de Ben Ali pouvait être synonyme de la fin du régime policier. L’éphémère ministre Farhat Rajhi a tenté de réformer les services de son département en réorganisant les services mais, n’étant pas "de la maison", il fait face à une fronde de ses subordonnés et a très vite été limogé par le Premier ministre, Béji Caïd Essebsi.
Des policiers forment des corporations professionnelles et forcent le gouvernement à modifier la législation en leur accordant le droit syndical. Ils n’obtiennent toutefois pas le droit de grève.
Plusieurs organisations émergent alors et deviennent de véritables lobbys politiques. Il faut dire que l’apparition des syndicats des forces de l’ordre intervient au moment où la menace terroriste devient particulièrement préoccupante. […]
Pour redorer son blason, une partie des syndicats de police choisit alors le rôle de lanceur d’alerte, dénonçant les dérives de sa hiérarchie. L’opposition progressiste et ses relais médiatiques accélèrent alors la normalisation de ces proto-partis politiques dont les revendications dépassent largement les conditions socio-économiques des travailleurs.
C’est ainsi que plusieurs manifestations artistiques sont interrompues par les policiers chargés d’en assurer la sécurité au motif que les artistes (des rappeurs ou des humoristes) auraient manqué de respect aux forces de l’ordre.
Mais la menace terroriste et les calculs politiciens s’accompagnent d’un laxisme envers ces comportements préoccupants. Au lieu de chercher à réformer le ministère de l’Intérieur, les principales forces politiques se sont lancées dans une course effrénée pour obtenir des allégeances au sein du département.
Tout ceci a fourni une certaine immunité aux fonctionnaires de police. Cela se voit au moment des procès des martyrs et blessés de la révolution. Plusieurs prévenus refusent de se présenter à la barre et n’y sont pas contraints par la force publique tandis que ceux qui acceptent de comparaître le sont le plus souvent en état de liberté – alors qu’ils sont accusés d’homicide – et écopent de légères peines de prison.
Le même phénomène est observé durant les audiences des chambres spéciales chargées de statuer sur les affaires relevant de la Justice transitionnelle (violation des droits de l’homme, meurtres d’opposants, tortures, etc.). Dans un communiqué publié en 2019, des ONG dénoncent "un refus de la part de certains agents du ministère de l’Intérieur d’exécuter les ordres des tribunaux relatifs aux convocations et aux mandats d’amener émis par les présidents des chambres spécialisées" ainsi qu’un "boycott total des accusés et même de leurs avocats".
Mais c’est l’affaire dite du tribunal de Ben Arous qui représente l’acmé de l’impunité policière et de la complicité, au moins passive, des gouvernements successifs.
Le 27 février 2018, un juge d’instruction auditionnait des policiers accusés de torture. Des syndicalistes armés ont encerclé le bâtiment pour exiger la libération de leur collègue. Le magistrat finit par ordonner la fin de la détention des accusés.
Amnesty estime probable que le juge ait agi par crainte pour sa propre sécurité. Des actions similaires ont eu lieu dans les juridictions de Sousse en 2011 et de Mahdia en 2019. À chaque fois, les autorités promettent de diligenter une enquête mais aucune condamnation n’a été prononcée dans ces affaires.
L’arrivée au pouvoir de Kais Saied, qui se présente comme un antisystème ne change pas radicalement la donne. Alors qu’il a soutenu les martyrs et blessés de la révolution, il évite d’affronter la question de l’impunité de leurs bourreaux, se contentant de quelques généralités sur la nécessité d’une justice équitable.
Par ailleurs, sa volonté de lutter contre la corruption des institutions s’arrête souvent aux portes du ministère de l’Intérieur. Comme le note le politologue Youssef Cherif, dès son accession à la présidence de la République, Saied multiplie les signes de soutien envers toutes les forces armées civiles et militaires. Cela se matérialise notamment par des visites fréquentes de postes de police ou de casernes de l’armée et de la garde nationale. »
Influences kadhafistes et chavistes ?
« […] En lisant le Livre vert [programme de Mouammar Kadhafi], on retrouve une critique de la démocratie représentative et de la partitocratie similaire à celle que formule Saied.
Certains passages peuvent en effet faire penser aux discours de Saied. Le guide libyen écrit par exemple : "L’assemblée parlementaire est une représentation trompeuse du peuple, et les régimes parlementaires constituent une solution tronquée au problème de la démocratie ; l’assemblé parlementaire se présente fondamentalement comme représentante du peuple, mais ce fondement est, en soi, non démocratique, parce que la démocratie signifie le pouvoir du peuple et non le pouvoir d’un substitut."
Les promoteurs de la construction rejettent cette comparaison et rappellent que les membres des conseils sont élus. En effet, les comités populaires libyens sont constitués officiellement de tous les habitants d’une circonscription. Par ailleurs, les délégués au Congrès populaire sont élus par acclamation.
L’autre parallèle concerne la centralité de l’exécutif. En Libye, c’est le "guide de la révolution" qui détient l’essentiel du pouvoir, pouvant même s’affranchir des votes du Congrès comme cela a été le cas en 1983 pour la conscription obligatoire des filles.
En Tunisie, le système des conseils est dominé par un président ultra puissant. Comme l’a fait remarquer [le militant tunisien] Sadri Khiari, ce penchant présidentialiste se lisait déjà dans la profession de foi du candidat. En bornant les prérogatives des conseils locaux aux seules questions de développement, on dépolitise les élus et on délègue l’essentiel du pouvoir au président.
On verra par la suite que le régime issu de la Constitution de 2022 aboutit à un régime présidentialiste. Il convient toutefois de souligner une autre différence primordiale : le président tunisien reste élu alors que le guide libyen se réclamait d’une légitimité révolutionnaire.
Comme nous l’avons déjà précisé, l’autre influence vient d’Amérique du Sud. En arrivant au pouvoir au Venezuela, Hugo Chávez a mis en place des instances locales récupérant une partie des compétences de l’État central et des collectivités territoriales.
En 2002, sont créés des Conseils locaux de planification, cogérant avec les mairies l’usage du sol dans les quartiers. Puis, à partir de 2006, des Conseils communaux font la coordination entre comités locaux et établissent des projets d’aménagement local pour lesquels ils touchent directement des ressources de l’État central. Enfin, en 2009, des Communes regroupent des représentants des conseils communaux qui jettent, à leur tour, les bases d’un État communal. Le modèle bolivarien a fait des émules dans d’autres pays du continent. »
4. Une approche monocausale, morale et complotiste de l’économie
« Avant le 25 juillet 2021, Kais Saied a très rarement abordé les questions économiques, un sujet qu’il maîtrise mal. Mais quand il s’est octroyé les pleins pouvoirs, il a dû exposer sa vision de l’économie qui se caractérise par une approche monocausale et qui fait la part belle au complot.
La première décision en la matière a été de limoger le ministre des Finances du gouvernement Mechichi, Ali Koôli et de le remplacer par une haute fonctionnaire du ministère. Recevant la nouvelle chargée du département, Saed a motivé sa décision par une étrange déclaration : "Il ne répondait plus au téléphone […] Cette situation m’a rappelé la fuite de Khaznadar avec les caisses de l’État."
L’allusion à Mustapha Khaznadar, ministre des Finances et grand vizir entre 1837 et 1873, laisse songeur. Si ce grand commis de l’État a détourné des sommes considérables, contribuant à faciliter la colonisation française, il n’a jamais fui le pays. Par ailleurs, imaginer que les richesses d’un pays peuvent être détournées aussi facilement traduit une méconnaissance de la comptabilité publique.
En réalité, le ministre était en déplacement au moment du coup de force, intervenu un dimanche. À ce jour, l’intéressé n’a fait l’objet d’aucune mesure privative de liberté. Cette accusation de détournement d’aides a été portée à plusieurs reprises par le président. En octobre 2021, le chef de l’État a commandité un audit sur les prêts et dons reçus durant "la décennie noire" [la décennie 2011-2021, rebaptisée ainsi par les proches du président]. En août 2022, un rapport lui a été remis mais les autorités ont refusé de le rendre public.
Dans plusieurs de ses discours, le chef de l’État rappelle que les Tunisiens ont délibérément été appauvris. Cela serait dû notamment aux biens mal acquis par les proches de Ben Ali et par les détournements opérés après la chute du dictateur.
Or, la vision du président démontre un manque de maîtrise de ces sujets. En décembre 2020, un décret présidentiel a mis en place un comité chargé du recouvrement des biens mal acquis à l’étranger. Une décision qui intervient trop tard car, dans la législation européenne, il existe un délai de prescription de dix ans. C’est d’ailleurs, ce qu’a rappelé Bruxelles dans un courrier adressé aux autorités tunisiennes. Par ailleurs, les sommes détournées sont dérisoires par rapport aux attentes du président. […]
L’autre idée souvent avancée par Kais Saied pour expliquer la crise économique est la contrebande. La rhétorique présidentielle veut que les circuits de distribution (massalek al tawzia’) soient des circuits générateurs de famine (massalek al tajwia’).
Les distributeurs procéderaient à la spéculation sur les produits de première nécessité non pas à des fins commerciales mais pour punir (tanikil) le peuple et lui faire regretter "le processus historique", comprendre le 25 juillet.
Durant l’été, le locataire de Carthage s’est fait filmer en train d’accompagner les forces de l’ordre dans des descentes visant des entrepôts de pommes de terre et de barres de fer à béton, des matériaux dont les prix ont flambé. Là encore, les personnes incriminées n’ont toujours pas été jugées et ces démonstrations de force ont cessé un temps.
Mais à l’approche du mois de Ramadan, connu pour l’augmentation de la consommation et des fraudes, le président a repris cette rhétorique. Dans une allocution filmée dans les locaux du ministère de l’Intérieur, le chef de l’État a décrété la mobilisation générale pour "La guerre contre la spéculation".
Un décret-loi a durci les peines encourues par les contrebandiers qui risquent désormais la réclusion criminelle à perpétuité. Des opérations coup de poing ont eu lieu dans les quatre coins du pays. À la veille du mois saint, les résultats fournis par les autorités ne sont pas spectaculaires.
À titre d’exemple, les opérations policières ont permis de saisir 1 600 tonnes de pâtes alimentaires en vingt jours alors que la consommation nationale quotidienne est de 6 000 tonnes. En définitive, la guerre contre la spéculation s’apparente presque aux campagnes menées tous les ans par le gouvernement avant le mois de Ramadan. D’ailleurs, depuis la fin du mois du jeûne, la communication autour de cette lutte a cessé.
Le politologue Michel Camau estime que Saied a une approche moraliste de l’économie, considérant que l’argent est sale. La richesse n’est pas située dans une relation dialectique des rapports sociaux, elle l’est sur un plan manichéen. La crise économique n’est pas analysée à travers les problèmes structurels mais par le biais d’un complot ourdi par des parties jamais explicitées (d’où le recours au pronom personnel "ils").
[Le] projet politique [de Kais Saied] délègue les plans de développement aux régions et repose sur l’idée que la Tunisie est un État riche et dépouillé. En un an de pouvoir absolu, il n’a pas dévié de cette ligne tout en laissant son gouvernement poursuivre sur la ligne néolibérale
Partageant le même constat, le sociologue et homme politique Aziz Krichen estime que Saïed s’intéresse peu à l’économie dont il a une vision caricaturale. L’une des premières mesures que le chef de l’État a prises après le 25 juillet 2021 a été de convoquer les acteurs du secteur bancaire et de la grande distribution afin de leur demander de baisser leurs tarifs. Ces mesures peuvent sembler populaires mais elles ne s’attaquent pas aux causes structurelles de la domination de ces secteurs (marges arrière, ententes illicites, économie de rente). Pis, en voulant agir sur les prix de manière autoritaire, Saied a obtenu l’effet inverse. […]
En octobre 2021, l’agence de notation Moody’s a annoncé son intention de dégrader la note souveraine de la Tunisie pour la deuxième fois en un an. Anticipant cette décision, Kais Saied a vivement réagi. Dans une séquence filmée à l’occasion de l’audition du ministre de l’Intérieur par intérim, le chef de l’État a fustigé des "intimidations" et des "tentatives de soumission" avant de se demander "Pourquoi nous classifient-elles ?" et de traiter les agences de notation d’"Ommek Sannefa" [expression désignant les femmes qui savent mijoter de bons plats]provoquant l’hilarité des réseaux sociaux.
Quelques jours plus tard, recevant le président du Conseil du marché financier, le locataire de Carthage a appelé à "changer les critères d’attribution des notations souveraines"» tout en refusant que la Tunisie soit traitée en élève. Le 14 octobre, Moody’s a dégradé la note souveraine tunisienne de B3 à Caa1 avec des perspectives négatives.
Mais ces envolées aux accents souverainistes n’empêchent pas la poursuite de la même politique néolibérale. La loi de finances de 2022, pourtant promulguée unilatéralement et sans discussion parlementaire, s’inscrit dans la continuité de celles qui l’ont précédée.
Sa principale hypothèse est l’obtention d’un accord avec le Fonds monétaire international (FMI), qui exige un plan d’austérité (baisse de la masse salariale, privatisation d’entreprises publiques, disparition à terme de toute compensation). Le jour de la signature de la loi, le chef de l’État s’est dit contraint de la faire passer. En dehors de quelques déclarations d’intention sur la nécessité de la justice sociale ou de la préservation des plus démunis, aucune rupture avec l’ordre néolibéral n’est perceptible. […]
Alors que la reprise post-covid et la guerre russo-ukrainienne sont des éléments objectifs expliquant l’aggravation de la situation économique mondiale et a fortiori tunisienne, Saied les évoque très rarement, privilégiant des explications monocausales ou la théorie du complot.
Son projet politique délègue les plans de développement aux régions et repose sur l’idée que la Tunisie est un État riche et dépouillé. En un an de pouvoir absolu, il n’a pas dévié de cette ligne tout en laissant son gouvernement poursuivre sur la ligne néolibérale. »
5. La construction du mythe de la « décennie noire »
« L’auteur de ces lignes, qui a consacré une partie entière du livre à analyser les échecs et les impasses de la décennie 2011-2021, ne saurait se dédire et méconnaître les difficultés et les déceptions suscitées par cette période. Cela dit, il ne reprend pas à son compte cette terminologie qui renvoie à un drame autrement tragique vécu par le voisin le plus proche de la Tunisie, l’Algérie. […]
Le choix de cette expression n’est évidemment pas anodin. Il a été mobilisé dans un premier temps par une farouche adversaire de tout le processus révolutionnaire : Abir Moussi [cheffe du Parti destourien libre, nationaliste]. La députée néobénaliste, qui assume sa filiation avec l’ancien régime, parlait déjà de "printemps de la ruine" (rabi’ al kharab) puis de "décennie de la ruine" (‘achriat al kharab) pour enfin parler de "décennie noire" (al ‘achria al sawda’).
Les relais médiatiques de Moussi ont popularisé l’expression si bien qu’au moment du coup de force du 25 juillet, elle se soit imposée. Cette expression est donc avant tout une victoire sémantique pour le camp ouvertement contrerévolutionnaire.
Kais Saied a également repris cette terminologie. On la retrouve dans ses discours et notamment celui tenu le 25 juillet 2022, à la sortie du bureau de vote. Violant allègrement le silence électoral, il a incité ses compatriotes à "rompre avec la décennie noire". Le discours a été diffusé en direct à la télévision nationale, ce qui a valu à la chaîne publique d’être condamnée à une amende par le régulateur audiovisuel.
Le mythe de la "décennie noire" a donc été entretenu par un discours présidentiel, diffusé directement sur les réseaux sociaux. Le chef de l’État s’exprime directement, sans médiateur ni contradicteur. Dans la consultation nationale, les citoyens ont été invités à se prononcer sur "la décennie" ce qui est, d’après l’enseignante de droit constitutionnel, Mouna Kraïem, une manière de les influencer négativement.
Contrairement au propos d’Abir Moussi, le mythe de la "décennie noire" porté par Kais Saied s’inscrit dans le récit d’une révolution confisquée par des élites corrompues. Une version reprise par les relais médiatiques proches du président, notamment à la télévision nationale. Rappelons que l’émission politique de la première chaîne a été interdite aux partis pendant près d’un an. Le syndicat national des journalistes tunisiens a dénoncé la mise en place d’un discours unique en faveur de Carthage.
Le discours sur la "décennie noire" s’est accompagné d’une condamnation de la Constitution de 2014. Pour la Loi fondamentale, nous ne parlerons plus de mythe mais d’une réécriture de l’histoire.
Les chercheurs de Legal Agenda, Mahdi Elleuch, Mohamed Sahbi Khalfaoui et Sami Ben Ghazi, ont analysé la manière utilisée par le pouvoir et ses soutiens pour délégitimer le texte constitutionnel de 2014. Dans un premier temps, la rhétorique officielle a transformé les manifestations du 25 juillet en demandes pour l’abolition de la Constitution.
Ensuite, les scènes de liesse nocturnes, soutenant les décisions d’un Kais Saied, qui a insisté pour dire qu’il a appliqué la Loi fondamentale, ont été présentées comme une volonté populaire de mettre fin au régime.
Enfin, les sondages favorables au président ont été traduits par la confirmation que le peuple voulait en finir avec le pacte social issu de 2014.
Lors de la cérémonie de la signature de la nouvelle Constitution, Kais Saied a réaffirmé que les "Tunisiens ont aboli la Constitution de 2014 le 25 juillet 2021".
La vengeance est l’une de ces passions tristes. Le vote pour la nouvelle Constitution est une sorte de catharsis permettant d’exorciser la « décennie noire » et d’aborder une nouvelle phase
L’autre rhétorique employée pour discréditer la Loi fondamentale de 2014 est de la présenter comme celle d’Ennahdha. Il s’agit ici de présenter un parti islamiste devenu impopulaire, comme l’unique rédacteur de cette Constitution. Or, un simple examen des faits rappelle que la formation de Rached Ghannouchi a modifié de façon substantielle son projet initial sous la pression de la rue et notamment après le sit-in du Bardo en 2013. […]
[Le politologue tunisien] Hamadi Redissi a analysé le rôle des réseaux sociaux dans la campagne de Kais Saied. La popularité du président après le 25 juillet 2021 a multiplié la force de frappe de ces réseaux, qui ont porté le mythe de la "décennie noire" et de la Constitution. Les algorithmes aidant à accroître le biais de confirmation, la rhétorique présidentielle a été partagée par un nombre important de citoyens.
[…] En octobre 2021, lors de la prestation de serment du gouvernement Bouden, Kais Saied a brandi des photos montrant les violences qui ont émaillé les plénières de l’Assemblée des représentants du peuple. Il s’agissait de marquer les esprits et de faire, au nom de ces violences, le procès de la décennie.
D’autres images sont restées dans l’imaginaire collectif. Celle de la détresse des malades privés d’oxygène en pleine reprise épidémique et celle du soldat empêchant Ghannouchi d’accéder au siège du Parlement sont régulièrement rappelées par Saied.
Dans le récit saïedien, le 25 juillet 2021, le peuple a obtenu une victoire contre les responsables de "la décennie noire". Le miracle a été la campagne de vaccination d’août-septembre 2021 ayant sorti le pays de l’épidémie. Le grand crime a été la promulgation de la Constitution de 2014 qui a rendu possibles ces dérives.
Enfin, le grand espoir est de choisir souverainement une nouvelle Constitution. Pour parler en des termes plus actuels, nous pouvons dire que Saied a pratiqué, consciemment ou non, la technique du nudge [outil conçu pour modifier nos comportements au quotidien, sous la forme d’une incitation discrète] pour convaincre plus de deux millions d’électeurs d’aller aux urnes et d’avaliser son nouveau contrat social.
Le mythe de la "décennie noire" et le désir de rupture à travers le projet de Kais Saied passent par deux éléments très importants : le désir de vengeance et la confiance dans le vengeur. Comme le notait dès 2019 le sociologue Foued Ghorbali, les passions tristes ont été un facteur déterminant dans l’élection de Kais Saied, perçu comme propre (nadhif) et intègre (nazih), à même d’abattre un système qui a appauvri "le peuple".
La vengeance est l’une de ces passions tristes. Le vote pour la nouvelle Constitution est une sorte de catharsis permettant d’exorciser la "décennie noire" et d’aborder une nouvelle phase. La vengeance ne concerne pas seulement l’ancienne coalition au pouvoir mais tout le système issu de 2014 (partis, corps intermédiaires…). »
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