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Pourquoi la soif de « crédibilité » de Washington est propice à des guerres

Le monde entre dans ce qui ressemble à une nouvelle guerre froide, encore plus complexe, dans laquelle le moindre malentendu, incident ou faux pas peut rapidement dégénérer en confrontation nucléaire
Une rue de Moscou se reflète sur une affiche où apparaissent les drapeaux soviétique et américain, le 23 mars 2021 (AFP)
Une rue de Moscou se reflète sur une affiche où apparaissent les drapeaux soviétique et américain, le 23 mars 2021 (AFP)

La menace la plus pressante pour la sécurité mondiale à l’heure actuelle n’est pas représentée par les prétendues « provocations » de la Russie ou de la Chine, mais par l’obsession déplacée des États-Unis pour leur propre « crédibilité ».

Ce cri de ralliement des responsables à Washington, repris par les médias et les alliés à Londres et ailleurs, permet aux États-Unis de se muer en gangster mondial tout en se faisant passer pour le gendarme du monde.

La « crédibilité » des États-Unis a été apparemment remise en question l’été dernier, au moment – et à ce moment-là seulement – où le président Joe Biden a tenu sa promesse de retirer les troupes américaines d’Afghanistan.

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D’éminents détracteurs, y compris au Pentagone, ont avancé qu’un retrait de troupes laisserait entendre que les États-Unis reviennent sur leur engagement à maintenir le prétendu « ordre international » et conforterait les « ennemis » de l’Occident, qu’il s’agisse des talibans, du groupe État islamique (EI), ou même de la Russie et de la Chine.

Pratiquant en septembre une autopsie des événements, le général Mark Milley, président du Comité des chefs d’état-major interarmées, s’est fait l’écho d’un point de vue couramment relayé à Washington : « Je pense que notre crédibilité auprès de nos alliés et partenaires dans le monde, ainsi qu’auprès de nos adversaires, est réexaminée avec beaucoup d’attention, pour voir dans quelle direction ça va aller. Endommagée est un mot qui peut être employé. »

Dans le même temps, un ancien responsable de la défense de l’administration George W. Bush a jugé que la crédibilité des États-Unis après le retrait d’Afghanistan était « au plus bas ».

Cette conception de la « crédibilité » des États-Unis n’a de sens que si l’on fait abstraction du rôle désastreux de Washington en Afghanistan au cours des deux décennies précédentes. Au cours de ces années, l’armée américaine a soutenu une bande de kleptocrates très impopulaires à Kaboul qui ont pillé les caisses publiques tandis que les États-Unis menaient une guerre de drones qui a fini par tuer de nombreux civils afghans.

Pour renforcer leur « crédibilité » apparemment écornée après le retrait des troupes, les États-Unis ont imposé des sanctions étouffantes à l’Afghanistan, aggravant la famine actuelle. Il a également été fait état d’efforts déployés par la CIA pour mener des opérations secrètes contre les talibans en aidant leurs opposants.

L’Ukraine et l’attitude agressive de l’OTAN

La « crédibilité » de Washington a également été mise en péril lorsque des responsables américains et russes se sont rencontrés à Genève début janvier pour négocier dans le contexte d’une impasse diplomatique – et potentiellement militaire – portant sur l’Ukraine.

En toile de fond, Moscou exige que Washington cesse d’encercler la Russie avec des bases militaires et que l’OTAN mette fin à son avancée incessante vers les frontières russes. L’OTAN ne devrait être qu’une relique de la guerre froide, qui a officiellement pris fin avec l’effondrement de l’Union soviétique fin 1991. Moscou a dissous sa propre version de l’OTAN, le Pacte de Varsovie, il y a plus de trois décennies.

Toutes les administrations américaines qui ont suivi ont rompu de manière flagrante ces deux engagements, et des troupes de l’OTAN sont désormais stationnées dans toute l’Europe de l’Est.

La « crédibilité » de Washington a également été mise en péril lorsque des responsables américains et russes se sont rencontrés à Genève pour négocier dans le contexte d’une impasse diplomatique – et potentiellement militaire – portant sur l’Ukraine

Il n’est peut-être pas surprenant que Moscou se sente aussi menacé par l’attitude agressive de l’OTAN, qui contribue à raviver ses craintes d’une guerre froide, que le serait Washington si la Russie installait des bases militaires à Cuba et au Mexique.

En 1990, l’administration George H.W. Bush avait garanti verbalement à la Russie que l’OTAN ne s’étendrait pas militairement au-delà des frontières de ce qui était alors l’Allemagne de l’Ouest. Sept ans plus tard, le président Bill Clinton signait l’Acte fondateur sur les relations, la coopération et la sécurité mutuelles entre l’OTAN et la Russie, qui engageait la Russie et l’OTAN à ne pas se considérer mutuellement « comme des adversaires », tandis que l’OTAN réaffirmait qu’il n’y aurait pas de « stationnement permanent supplémentaire d’importantes forces de combat » dans les anciens États du bloc de l’Est.

Nul ne doit oublier que les États-Unis étaient prêts à mener le monde au bord de l’armageddon au cours d’une impasse nucléaire avec l’Union soviétique en 1962, dans le but d’empêcher Moscou de stationner des missiles nucléaires à Cuba.

Malgré les clameurs actuelles sur la nécessité pour les États-Unis de maintenir leur « crédibilité », lors des pourparlers de Genève, il était seulement demandé à Washington de commencer, avec trente ans de retard, à honorer des engagements pris il y a longtemps et enfreints à plusieurs reprises.

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Le dernier point chaud en date est l’Ukraine, voisine de la Russie, en ébullition depuis qu’un coup d’État en 2014 a renversé le président élu, Viktor Ianoukovitch, un allié de Moscou. Le pays, profondément divisé, est partagé entre ceux qui veulent donner la priorité à leurs liens historiques avec la Russie et ceux qui veulent aller dans les bras de l’Union européenne.

Moscou – ainsi qu’une partie des Ukrainiens – estiment que Washington et l’Europe exploitent la pression en faveur d’un pacte économique pour subordonner l’Ukraine aux politiques de sécurité de l’OTAN, dirigées contre la Russie.

Ces craintes ne sont pas infondées. Tous les anciens États soviétiques devenus membres de l’UE ont également été recrutés par l’OTAN. En réalité, depuis 2009, le traité de Lisbonne exige officiellement que les États membres de l’UE alignent leurs politiques sécuritaires sur celles de l’OTAN.

Aujourd’hui, la « crédibilité » des États-Unis dépend apparemment de leur détermination à pousser l’OTAN jusqu’aux portes de la Russie, en passant par l’Ukraine.

Rendant compte d’un dîner de travail avec des diplomates russes organisé début janvier avant la rencontre à Genève, la secrétaire d’État adjointe américaine Wendy Sherman a réinterprété cette perfidie en affirmant que les États-Unis soulignaient leur engagement envers la « liberté des nations souveraines de choisir leurs propres alliances ».

Poignée de main entre le président russe Vladimir Poutine et son homologue chinois Xi Jinping à l’issue de pourparlers au Kremlin, le 5 juin 2019 à Moscou (AFP)
Poignée de main entre le président russe Vladimir Poutine et son homologue chinois Xi Jinping à l’issue de pourparlers au Kremlin, le 5 juin 2019 à Moscou (AFP)

Le président russe Vladimir Poutine est pour sa part largement présenté comme l’agresseur, coupable d’avoir posté des dizaines de milliers de soldats à la frontière avec l’Ukraine.

Il n’est pas inopportun de se demander si ces soldats sont rassemblés en vue d’une invasion de l’Ukraine, comme le supposent largement les médias occidentaux, ou s’il s’agit d’une démonstration de force contre une OTAN sous commandement américain qui se croit tout permis dans l’arrière-cour de la Russie. Dans un cas comme dans l’autre, une erreur de calcul d’un des deux camps pourrait s’avérer désastreuse.

D’après le New York Times, le général Milley a averti les Russes qu’une force d’invasion serait confrontée à une insurrection prolongée soutenue par des armements américains. Selon certaines informations, des missiles anti-aériens Stinger ont déjà été livrés à l’Ukraine.

De même, le secrétaire d’État américain Antony Blinken a brandi la menace « d’une confrontation et de conséquences massives pour la Russie si elle renouvelle son agression de l’Ukraine ».

Guerre des nerfs avec Pékin

Cette façon irréfléchie de projeter leur « crédibilité » – et donc de rendre les confrontations et les guerres plus probables, plutôt que l’inverse – se traduit actuellement face à une autre puissance nucléaire, la Chine.

Depuis de nombreux mois, l’administration Biden se livre à ce qui ressemble à une guerre des nerfs avec Pékin, qui continue d’affirmer son droit de recourir à la force contre Taïwan, une île autonome au large des côtes chinoises que Pékin revendique.

Les mêmes différends s’appliquent aux revendications respectives de la Chine et de Taïwan sur les eaux territoriales, pouvant entraîner des provocations similaires. Les divergences d’opinion entre les deux camps sur ce qui constitue leur sécurité et leur souveraineté constituent de potentiels éléments déclencheurs d’une guerre – et ce, alors que l’un deux camps possède un important arsenal nucléaire.

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Peu de pays reconnaissent officiellement Taïwan comme un État, tandis que les questions qui plombent les relations entre Taipei et la Chine ne sont aucunement réglées.

On relève notamment de vifs désaccords sur la division de l’espace aérien, dans la mesure où Taïwan – avec le soutien des États-Unis – affirme qu’une grande partie du sud-est de la Chine continentale se trouve dans sa « zone de défense ». Ainsi, les gros titres alarmistes sur le nombre record d’avions de guerre chinois survolant Taïwan doivent être pris avec des pincettes.

Pourtant, l’administration Biden s’est immiscée dans cette querelle qui couve depuis longtemps en abreuvant les médias de gros titres alarmistes et les analystes en sécurité de sujets de débat sur une possible guerre entre les États-Unis et la Chine à propos de Taïwan. De hauts responsables du Pentagone ont également alimenté des craintes quant à une invasion imminente de Taïwan par la Chine.

Sur le plan diplomatique, le président Biden a fait un pied de nez à Pékin en invitant Taïwan à participer à son « sommet pour la démocratie » en décembre, ce qui a attisé encore un peu plus l’indignation chinoise en représentant Taïwan et la Chine sous deux couleurs distinctes sur la carte régionale.

La Chine ne représente toutefois aucune menace directe pour la sécurité des États-Unis, sauf si Washington vient à jouer les provocateurs en plaçant Taïwan sous son giron

La CIA a annoncé la création d’un nouveau centre d’espionnage qui se concentrera exclusivement sur la Chine. Selon le directeur de la CIA, William Burns, ce centre est nécessaire dans la mesure où les États-Unis sont confrontés à « un gouvernement chinois de plus en plus hostile ».

Cet « adversaire » ne représente toutefois aucune menace directe pour la sécurité des États-Unis, sauf si Washington vient à jouer les provocateurs en plaçant Taïwan sous son giron.

Les tambours de Washington battent si constamment que selon un récent sondage, plus de la moitié des Américains sont favorables à l’envoi de troupes américaines pour défendre Taïwan.

L’Iran paie l’argent du beurre sans avoir le beurre

Le tableau est le même avec l’Iran. La « crédibilité » des États-Unis est citée comme la raison pour laquelle Washington – poussé, comme toujours, par Israël – se doit d’adopter une ligne intransigeante contre Téhéran au sujet de son ambition présumée de fabriquer une bombe nucléaire.

Israël, bien entendu, dispose depuis des décennies de son propre arsenal d’armes nucléaires, sans aucune surveillance et en violation du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires.

Les États-Unis et Israël craignent tous deux que l’Iran veuille uniformiser les règles du jeu nucléaire au Moyen-Orient. Israël tient par-dessus tout à rester le seul à pouvoir proférer des menaces à portée nucléaire, soit contre d’autres pays de la région, soit comme moyen de pression pour obtenir ce qu’il veut de Washington.

Un hélicoptère russe Mi-28 lors d’exercices militaires avec des troupes chinoises et iraniennes sur le champ de tir Raïevski, dans le sud de la Russie, le 23 septembre 2020 (AFP)
Un hélicoptère russe Mi-28 lors d’exercices militaires avec des troupes chinoises et iraniennes sur le champ de tir Raïevski, dans le sud de la Russie, le 23 septembre 2020 (AFP)

L’administration du président Barack Obama a signé en 2015 un accord avec l’Iran imposant des limites strictes au développement de technologies nucléaires par Téhéran. En contrepartie, Washington a levé certaines des sanctions les plus punitives qui pesaient sur le pays. Trois ans plus tard, cependant, le président Donald Trump est revenu sur cet accord.

Aujourd’hui, l’Iran paie l’argent du beurre sans avoir le beurre. Les États-Unis ont à nouveau intensifié le régime de sanctions tout en exigeant de Téhéran qu’il renouvelle l’accord à des conditions plus désavantageuses – et sans aucune promesse que la prochaine administration américaine ne déchirera pas l’accord, selon le secrétaire d’État américain Blinken.

La « crédibilité » des États-Unis ne dépend pas, semble-t-il, de l’obligation pour Washington de tenir parole.

En toile de fond, comme toujours, il y a la menace de représailles militaires conjointes d’Israël et des États-Unis. En octobre, Biden aurait demandé à son conseiller à la sécurité nationale d’examiner les plans du Pentagone en vue d’une frappe militaire en cas d’échec de ce « processus diplomatique » unilatéral. Un mois plus tard, Israël a précisément approuvé un budget d’1,5 milliard de dollars pour une telle éventualité.

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L’accent mis par Washington sur sa « crédibilité » est en réalité un discours que l’élite américaine se raconte à elle-même et sert à l’opinion publique occidentales pour masquer la vérité.

Le bien que l’Amérique chérit réellement est sa capacité à imposer ses intérêts économiques et sa supériorité militaire sans contestation à travers le monde.

Après les guerres de Corée et du Vietnam, puis le renversement par les États-Unis du gouvernement élu en Iran pour réinstaller son monarque-dictateur, il n’est guère d’endroit sur Terre où les États-Unis n’ont pas mis leur grain de sel.

Au Liban, en ex-Yougoslavie, en Irak, en Libye, en Syrie et dans leur « arrière-cour » en Amérique latine, la « crédibilité » des États-Unis a nécessité des interventions et des guerres comme alternatives à la diplomatie.

En octobre 2019, alors que Trump laissait entendre que les troupes américaines seraient retirées de Syrie – où leur présence ne faisait l’objet d’aucune autorisation des Nations unies en premier lieu –, Leon Panetta, ancien secrétaire à la défense et ancien chef de la CIA, a observé que cette décision avait « affaibli les États-Unis » et « porté atteinte à [leur] crédibilité dans le monde ».

Le gangstérisme d’une superpuissance ivre de son propre pouvoir

Néanmoins, ce genre de crédibilité ne repose pas sur des principes, sur le respect de la souveraineté nationale des autres ou sur la consolidation de la paix, mais sur le gangstérisme d’une superpuissance ivre de son propre pouvoir et de sa capacité à intimider et à écraser ses rivaux.

« Il n’y a pas un seul de nos alliés dans le monde qui ne se méfie pas de nous et ne se demande pas si nous tiendrons parole ou non », a-t-il ajouté.

La « parole » de Washington n’est respectée que de manière sélective, comme l’illustre le traitement réservé à la Russie et à l’Iran. Et la mise en œuvre de sa « crédibilité » – du non-respect des engagements aux menaces de guerre – a eu un effet prévisible, puisque cela a poussé les « ennemis » de Washington dans le camp des adversaires par nécessité.

Les États-Unis ont engendré un adversaire plus menaçant, étant donné que la Russie et la Chine, deux puissances nucléaires, se sont trouvé un objectif commun dans le fait d’exercer une contre-pression sur Washington. Depuis la fin de l’été, les deux pays ont organisé une série de jeux militaires et d’exercices conjoints, qui représentaient à chaque fois des premières.

Le monde entre dans ce qui ressemble à une nouvelle guerre froide, encore plus complexe, dans laquelle le moindre malentendu, incident ou faux pas peut rapidement dégénérer en confrontation nucléaire. Si cela vient à se produire, la quête de « crédibilité » des États-Unis aura joué un rôle central dans cette catastrophe.

Jonathan Cook est l’auteur de trois ouvrages sur le conflit israélo-palestinien et lauréat du prix spécial de journalisme Martha Gellhorn. Son site web et son blog sont disponibles à l’adresse : www.jonathan-cook.net

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Jonathan Cook is the author of three books on the Israeli-Palestinian conflict, and a winner of the Martha Gellhorn Special Prize for Journalism. His website and blog can be found at www.jonathan-cook.net
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