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Non, la guerre n’est pas morte : la douloureuse leçon ukrainienne

Ignorer que des affrontements conventionnels pourraient encore éclater grève aujourd’hui lourdement les doctrines militaires des principales puissances de l’OTAN
Un soldat de l’OTAN pendant un exercice militaire en Roumanie, le 21 avril 2015 (AFP/Daniel Mihailescu)
Un soldat de l’OTAN pendant un exercice militaire en Roumanie, le 21 avril 2015 (AFP/Daniel Mihailescu)

La récente invasion militaire de l’Ukraine par la Russie a pris de court une communauté internationale habituée à l’idée que le risque d’une guerre massive était définitivement écarté depuis la fin de la guerre froide.

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Les puissances occidentales, en particulier, ont vécu nonchalamment sur l’héritage d’un monde post-bipolaire qui semblait leur avoir octroyé le monopole définitif de la violence armée légitime à l’échelle mondiale.

C’était pourtant oublier un fait essentiel : la violence armée de masse, notamment à l’échelle militaire conventionnelle, reste praticable tant que des unités politiques existent pour la mettre en œuvre.

L’intervention militaire russe en Ukraine n’est pas le fruit du hasard ou d’un accident diplomatique.

L’action s’inscrit dans une lecture géopolitique de la sécurité européenne qui oppose la Russie à l’OTAN depuis très longtemps.

Au-delà des raisons historiques qui définissent, depuis la guerre froide, la relation entre l’OTAN et la Russie, ex-URSS, il est intéressant de montrer que les deux entités développent deux représentations antagonistes de leur sécurité.

L’OTAN a été pensée comme une communauté de sécurité militaire mais aussi politique (et même idéologique) qui devait constituer un rempart physique et civilisationnel à la menace venue de l’Est.

L’OTAN, toujours perçue comme une menace

Du temps de la guerre froide, l’OTAN servait aussi bien la stratégie du « containment » (ou stratégie de l’endiguement, adoptée par les États-Unis après la Seconde Guerre mondiale pour stopper l’extension de la zone d’influence soviétique) que de l’encerclement géopolitique et militaire de l’URSS.

L’organisation devait être en mesure, par ailleurs, de gagner une guerre éclair massive en cas d’invasion des forces du pacte de Varsovie par l’Est, dans le cadre de ce que l’on appelait alors « la bataille de l’avant », concept militaire développé par l’OTAN au cours de la guerre froide pour repousser une possible invasion conventionnelle russe.

Côté soviétique, cette organisation politique et militaire a toujours été perçue comme une menace que Moscou tentera, à plusieurs reprises, de dissoudre en incitant les pays européens occidentaux à proposer leur propre organisation de sécurité sans les États-Unis.

La délégation soviétique participe, le 13 mai 1955, au conclave du bloc communiste réunissant les huit pays d’Europe de l’Est avant la signature du traité d’amitié, de coopération et d’assistance mutuelle communément appelé pacte de Varsovie (AFP)
La délégation soviétique participe, le 13 mai 1955, au conclave du bloc communiste réunissant les huit pays d’Europe de l’Est avant la signature du traité d’amitié, de coopération et d’assistance mutuelle communément appelé pacte de Varsovie (AFP)

La conférence d’Helsinki de 1975, alors même qu’elle avait été souhaitée par l’URSS pour déconnecter les États-Unis des questions de sécurité européenne, conduira précisément à la préparation de la libéralisation politique et économique du continent, enclenchant le déclin de l’URSS.

L’OTAN en sera la première bénéficiaire après la guerre froide : non seulement l’organisation survivra, contrairement au pacte de Varsovie démantelé, mais elle intégrera de nouveaux pays.

Les quatrième et cinquième phases d’élargissement, en particulier, vont conduire, entre 1999 et 2004, à l’intégration d’une grande partie des pays d’Europe orientale anciennement satellisés par l’URSS (Tchéquie, Hongrie, Pologne, pays baltes, Bulgarie, Roumanie…).

Pour Moscou, il y avait là la perpétuation d’une menace majeure au sein de son pré carré, qui a toujours constitué une « zone tampon » stratégique pour sa sécurité nationale.

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Pour la nouvelle politique otanienne, cette extension a été rendue possible et légitime du fait du statut d’hyperpuissance atteint, pendant les dix premières années post-guerre froide, par les États-Unis. Sans rival géopolitique sérieux, la puissance américaine a pu définir un nouvel ordre stratégique international et européen où elle comptait bien peser, quand bien même la menace à l’Est n’aurait plus été la même.

À ses côtés, elle pouvait par ailleurs compter sur l’Union européenne, qui accompagnera l’élargissement de l’OTAN à l’Est par sa propre ouverture, au cours de la même période, à plusieurs pays clés de la région (Hongrie, Slovaquie, Pologne, République tchèque, États baltes…). Se généralisera ainsi, peut-être maladroitement, une forme d’automatisme entre demande d’adhésion à l’OTAN et demande d’adhésion à l’Union européenne, contribuant géopolitiquement à une forme d’encerclement de la Russie sur ses frontières ouest.

Le renforcement de l’OTAN, en particulier, a constitué progressivement pour le pouvoir russe l’expression d’une unipolarité américaine de l’ordre mondial parfaitement inacceptable.

Telle était, en substance, l’esprit du discours de Vladimir Poutine prononcé dès 2007 à l’occasion de la conférence de sécurité à Munich.

Pour le président russe, le renforcement de la présence de l’OTAN en Europe orientale, notamment par le développement du programme « Missile Defense » américain, remettait en question les différents traités de réduction de la prolifération des armes de destruction massive sur le continent.

Interventions unilatérales

Vladimir Poutine pointait du doigt, par ailleurs, les interventions unilatérales des démocraties libérales occidentales qui conduisaient, selon lui, à une rupture de l’équilibre géopolitique du monde, de moins en moins pluriel.

Afghanistan en 2001, Irak en 2003, Libye en 2011, les guerres conduites par les États-Unis et leurs alliés au cours de cette période ont pu laisser sous-entendre que seul le monde occidental disposait du monopole de la force armée légitime, même lorsque ces interventions demeuraient contestables dans leurs buts initiaux.

Afghanistan en 2001, Irak en 2003, Libye en 2011, les guerres conduites par les États-Unis et leurs alliés au cours de cette période ont pu laisser sous-entendre que seul le monde occidental disposait du monopole de la force armée légitime, même lorsque ces interventions demeuraient contestables dans leurs buts initiaux

L’intervention américaine en Irak n’a pas été approuvée par le Conseil de sécurité de l’ONU tandis que l’intervention militaire aérienne en Libye, qui débouchera sur la destruction de l’État de Kadhafi en 2011, a conduit à une forme de détournement de la résolution 1973 établie sur le principe de la responsabilité de protéger les populations civiles.

Cette nouvelle génération d’interventions militaires, souvent associées à des motifs humanitaires, éthiques et développementalistes, a surtout été la démonstration d’une perte de puissance et de légitimité des démocraties libérales, qui y ont régulièrement rencontré des échecs.

La guerre d’Afghanistan, après vingt ans d’engagement, des milliers de milliards de dollars dépensés et des milliers de morts, vient de s’achever avec le départ des États Unis et la réinstallation des talibans.

La guerre en Irak de 2003 a contribué à l’effondrement du pays et à l’apparition du groupe État islamique, puis d’une situation d’instabilité générale toujours aussi importante.

La guerre en Libye a été l’occasion d’un profond déséquilibre géopolitique régional dont les conséquences, sur la sécurité sahélienne, sont encore aujourd’hui particulièrement lourdes.

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Ces échecs ont été attentivement observés et enregistrés par Moscou. Ils ont permis d’attester de la fragilité politique et militaire des pays occidentaux, en particulier au sein de l’OTAN.

Quand bien même les grandes puissances otaniennes comme les États-Unis, la France ou encore la Grande-Bretagne auraient disposé des meilleurs arsenaux militaires au monde, elles n’étaient pas en mesure de générer d’authentiques victoires stratégiques au sein des différents théâtres d’opération où elles étaient engagées.

Au contraire, elles y ont exposé, dans des rapports de force pourtant asymétriques, toute leur vulnérabilité, corroborant la thèse paradoxale du général Rupert Smith : au XXIe siècle, la force militaire ne garantit plus la puissance sur la scène internationale.

L’abandon du projet d’intervention des forces de l’OTAN contre le régime syrien, en 2013, a marqué un premier signe de recul objectif de la puissance à l’Ouest.

La Russie ne comptait plus employer son simple veto, qu’elle avait utilisé par trois fois au conseil de sécurité des Nations unies, lors des différentes propositions de sanctions contre Bachar al-Assad.

Pas de nouveau débat de fond

L’engagement militaire direct et massif des forces russes en 2015 aux côtés du régime syrien n’a fait l’objet d’aucune réponse directe et forte de la part des pays occidentaux (si ce n’est une série de tirs de missiles de croisière sur les bases militaires syriennes en 2015 par la marine américaine, à la suite de l’emploi d’armes chimiques par le régime de Bachar al-Assad sur des populations civiles).

L’invasion russe de la Crimée, en 2014, a constitué un deuxième test d’effort de la réaction occidentale qui a été pleinement réussi par Moscou.

Un soldat ukrainien tient sa position sur une ligne de front au nord de Kyiv, le 3 mars 2022 (AFP/Aris Messinis)
Un soldat ukrainien tient sa position sur une ligne de front au nord de Kyiv, le 3 mars 2022 (AFP/Aris Messinis)

L’Union européenne et les États-Unis se sont contentés d’établir des sanctions principalement économiques et financières, alors même que la première invasion de l’Ukraine par des forces pro-russes et l’annexion de la Crimée violaient le sacro-saint principe, établi également lors de la conférence d’Helsinki, de l’intangibilité des frontières européennes.

Durant toute cette période, les pays occidentaux membre de l’OTAN, les États-Unis en tête, ont démontré un état d’incertitude stratégique qui paralysera toute vision à long terme.

D’un côté, ces puissances se sont vidées de leur énergie dans des guerres non conventionnelles lointaines qui n’avaient que peu de rapport avec les intérêts de sécurité de l’OTAN.

De l’autre, le continent européen, pourtant au cœur de la définition de la communauté de sécurité atlantique, ne faisait pas l’objet d’un nouveau débat de fond sur les outils politiques et militaires indispensables à sa défense et à sa sécurité en cas de guerre majeure future.

Plus grave, peut-être, l’implantation de systèmes antimissiles balistiques (BMD), au cours des années 2010, notamment en Roumanie, en Allemagne mais aussi et surtout en Pologne, n’a pas contribué à faire jouer efficacement une logique de dissuasion.

Une partie des experts et des décideurs politiques occidentaux ont ainsi estimé que la fin de cette période d’extrême tension allait aboutir à la disparition des conflits conventionnels, au profit de ce que l’on a alors nommé les « new wars » 

Pour la Russie, il y avait là au contraire un marqueur d’escalade militaire en Europe qui justifiait, aussi illégitime et illégale puisse-t-elle être, l’invasion actuelle de l’Ukraine.

La raison principale de cette situation se fondait sur une dimension décisive des nouvelles conditions de la guerre au XXIe siècle : au-delà du spectre de la dissuasion nucléaire, les guerres conventionnelles dissymétriques, voire majeures, n’étaient pas mortes.

Ce dernier point est d’autant plus fondamental qu’il a pleinement été évacué par le débat stratégique occidental à la fin de la guerre froide.

Une partie des experts et des décideurs politiques occidentaux ont ainsi estimé que la fin de cette période d’extrême tension allait aboutir à la disparition des conflits conventionnels, au profit de ce que l’on a alors nommé les « new wars » : des guerres de basse intensité, intra-étatiques et générées principalement dans les pays du Sud du fait de problèmes de sous-développement.

La fin des guerres inter-étatiques classiques a été entendue comme la fin de la guerre conventionnelle tout court. Un malentendu stratégique qui a conduit les pouvoirs politiques des principales puissances occidentales à écarter, pour un temps, la crédibilité d’un retour aux engagements de haute intensité, notamment en Europe, continent censé être sanctuarisé par le système de dissuasion otanien.

C’était sans compter le fait qu’entre la guerre nucléaire et l’intervention asymétrique, ou contre-insurrectionnelle, existe tout un spectre de l’emploi de la force armée qui implique la possibilité d’affrontements conventionnels, comme cela est actuellement le cas en Ukraine.

Conséquences d’un déni stratégique

Cet oubli ou déni stratégique grève aujourd’hui lourdement les doctrines militaires des principales puissances de l’OTAN, qui commencent à peine à réintégrer le scénario possible d’un retour aux engagements majeurs dans leurs corpus stratégiques.

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En France, par exemple, ce débat est réapparu au grand jour au sein de l’état-major de l’armée ces derniers mois. On y remettait en question, en particulier, quatre grandes illusions : la possibilité d’acheter les victoires sur le terrain par la supériorité technologique ; l’emploi intensif des forces spéciales au détriment de forces conventionnelles de masse dont le déploiement est de plus en plus coûteux ; la sous-traitance des combats à des forces supplétives ou des proxys ; la capacité de toujours imposer le terrain et le type d’engagement que l’on souhaite mener du fait de la supériorité matérielle de la force déployée.

L’ensemble de ce débat, à la lumière de l’invasion russe en Ukraine, a clairement pris par surprise une grande partie de l’opinion publique internationale mais aussi des décideurs, notamment en Europe.

L’Union Européenne elle-même, si longtemps en difficulté dans le projet de construction d’une authentique politique de défense et de sécurité commune, se retrouve désormais devant le fait accompli : la sécurité de l’Europe ne peut plus uniquement passer par l’OTAN, pour des raisons aussi bien historiques – les États-Unis ne pourront rester indéfiniment engagés militairement en Europe – que politiques – la souveraineté de l’Union européenne doit passer par la souveraineté sur sa sécurité, avec ou sans la Russie.

La sécurité de l’Europe ne peut plus uniquement passer par l’OTAN, pour des raisons aussi bien historiques que politiques

La tentation, répétée ces dernières années, d’une réduction ou limitation des budgets militaires parmi plusieurs pays européens résonne brutalement aujourd’hui comme une anomalie quand on considère l’amplitude de la menace générée par l’engagement militaire russe actuel.

L’affaire ukrainienne a donc occasionné une formidable et brutale prise de conscience de la réinstallation du risque d’affrontements majeurs sur le continent européen.

Bien que tardive, cette alerte doit ouvrir un nouveau débat politique et stratégique sur la nécessité de repenser la guerre à son plus haut niveau de raisonnement dialectique.

Il s’agira notamment de consacrer durablement l’élaboration d’une doctrine de défense et de sécurité, unifiée et paneuropéenne, capable de définir la volonté commune des États du Vieux Continent de vivre en paix sans jamais renoncer à se préparer au risque de la guerre, sous toutes ses dimensions.

C’est là renouveler le vieil adage du stratège antique Végèce : « Si tu veux la paix, prépare la guerre » (« Si vis pacem, para bellum »). Évidence sans cesse répétée mais aussi tragiquement oubliée.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Julien Durand de Sanctis est professeur de science politique à Sciences Po Rabat (université internationale de Rabat) et professeur invité à Sciences Po Paris. Chercheur et consultant spécialisé en sécurité internationale, il a notamment publié Philosophie de la stratégie française vol. 1 (La stratégie continentale) et vol. 2 (La stratégie africaine) aux éditions Nuvis. Ses recherches portent sur les questions de sécurité en Afrique, la politique étrangère et de défense française ainsi que la théorie de la stratégie.
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