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En Turquie, les élections ne sont pas une priorité pour les survivants du séisme

Dans le sud de la Turquie dévasté par le tremblement de terre, nombreux sont ceux qui se préoccupent davantage de retrouver un toit que des élections, sur lesquelles la catastrophe a eu un effet limité, Erdoğan conservant des scores élevés dans la plupart des zones affectées
Un groupe d’hommes assis devant une tente à Samandağ, dans la province de Hatay, le 10 avril 2023 (Reuters/Sopa Images)
Par Yusuf Selman Inanc à NURDAĞI et HATAY, Turquie

Trois mois après les secousses dévastatrices dans le sud de la Turquie, lesquelles ont fait plus de 50 000 morts et des millions de sans-abri, les survivants peinent à retrouver une vie normale et à accéder aux produits de première nécessité.

À Nurdağı, ville de la province de Gaziantep où 2 028 personnes ont perdu la vie, les survivants vivent dans une ville conteneurs qui abrite plus de 17 000 personnes et est dotée d’un centre médical, d’une pharmacie, d’un centre d’accompagnement psychologique, d’une mosquée, d’une école, d’une bibliothèque, d’un théâtre, d’un centre de restauration, de deux barbiers et d’un petit terrain de foot.

« Nous avons achevé la construction de cette ville conteneurs en l’espace de trois semaines après le tremblement de terre », indique à Middle East Eye un responsable de la présidence de la gestion des catastrophes et des situations d’urgences (AFAD).

« Notre priorité est de préserver une vie normale. C’est pourquoi nous employons les habitants du camp à diverses tâches, nous organisons des tournois de foot, nous faisons intervenir de nombreuses compagnies de théâtre et nous ne nous contentons pas de fournir de la nourriture mais aussi des appareils électroménagers tels que des réfrigérateurs. »

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Après avoir surmonté les premiers impacts dévastateurs du séisme, la population semble se concentrer sur son avenir, pressant les autorités de questions à propos de la construction de nouveaux logements.

Nurdağı est la première des villes touchées où des maisons ont été construites et livrées à leurs propriétaires. Lors d’une cérémonie d’inauguration fin avril, quatorze maisons individuelles flambant neuves, avec leurs potagers et étables, ont accueilli leurs occupants.

Le président turc Recep Tayyip Erdoğan, qui assistait à la cérémonie, a affirmé alors que le gouvernement allait construire 650 000 nouveaux logements, dont 319 000 en un an.

« Toutes ces maisons ont été construites en 75 jours. Nous en construirons d’autres en très peu de temps », a assuré la maire de Gaziantep, Fatma Sahin, à MEE

La première famille qui s’est installée dans une nouvelle maison a confié que son bonheur était sans précédent. « Nous étions surpris par la rapidité avec laquelle nous avons eu un nouveau logement. Nous sommes reconnaissants envers le gouvernement et le président. »

« D’abord, il nous faut l’eau courante »

Malgré le climat positif, les gens restent anxieux et traumatisés. Emre Ozdil, expert des services sociaux qui travaille dans le camp de conteneurs, rapporte que son équipe a apporté une aide psychologique à une centaine de personnes chaque jour, pour la plupart des enfants.

« Nous observons différents types de répercussions psychologiques parmi lesquelles l’insomnie, le bégaiement, l’indifférence au monde extérieur ou les pleurs constants », explique-t-il.

La tristesse s’est fait encore plus sentir lors de l’Aïd al-Fitr le mois dernier, quand des milliers d’habitants de Nurdağı se sont rendus sur les tombes pour observer cette fête avec leurs proches disparus dans la catastrophe. 

Certaines tombes ne comportent pas de noms, seulement des nombres.

Faruk Ölçücü a perdu sa femme, ses deux enfants, son frère et six autres membres de sa famille dans les tremblements de terre. Il a survécu sous les décombres pendant une journée avant d’être secouru par une équipe de recherche.

Ce quadragénaire et sa mère octogénaire offraient du thé et des boulettes de viande maison à leurs voisins lorsque Middle East Eye leur a rendu visite.

« Nous n’étions pas comme cela », indique sa mère avec amertume. « Nous avions tout. Nous offrions de la viande, des desserts, de tout à nos invités. » Ses larmes coulent quand son fils l’interrompt : « Rien n’arrive contre la volonté de Dieu ». 

Faruk Ölçücü (au centre) a perdu sa femme ses deux enfants et son frère dans les tremblements de terre (MEE/Yusuf Selman İnanç)
Faruk Ölçücü (au centre) a perdu sa femme ses deux enfants et son frère dans les tremblements de terre (MEE/Yusuf Selman İnanç)

Dans une maison-conteneur voisine, une autre famille accueillait ses proches d’une autre ville. Burak Aydin a perdu ses grands-parents, ses neveux et ses oncles. Il vit désormais dans le camp avec sa femme enceinte, sa fille de 3 ans et sa mère asthmatique.

« Nous remercions Dieu. Nous remercions notre gouvernement. Ils nous ont donné ce dont nous avions besoin. Le 10e jour, nous avions un conteneur meublé. Maintenant, nous attendons d’en savoir plus sur les nouveaux logements », ajoute Aydin.

Au sein du camp, les élections dont le premier tour s’est déroulé ce dimanche sont loin d’être le principal sujet de discussion, qui est plutôt de la construction des nouveaux logements. Les gens pensent que l’aide sociale, la distribution alimentaire et les conteneurs ne sont pas un mode de vie durable ; ils aspirent à une maison, à un vrai travail et à reprendre une vie normale.

Par rapport au chaos des premières semaines, les choses semblent s’être tassées dans la région. Par exemple, un camp de tentes financé par l’OTAN dans la ville de Serinyol, dans la province de Hatay, a été conçu pour les élèves du secondaire, tandis que le navire de guerre TCG Bayraktar a été converti en hôpital pleinement équipé.

Pourtant, contrairement à Nurdağı ou İskenderun (Alexandrette), la capitale de Hatay Antakya est une ville fantôme sans habitants. Le tremblement de terre y a été tellement dévastateur que tous les bâtiments ou presque ont été endommagés.

Les rives de l’Assi sont désertes, sombres et déprimantes. La plupart des décombres ont été déblayés et il reste de grands carrés ou se tenaient autrefois les bâtiments. Des soldats sont déployés partout dans la ville, arrêtant fréquemment les visiteurs pour des contrôles d’identité et l’application du couvre-feu.

« Notre maison a disparu. Nous vivons toujours dans une tente dans les quartiers nord », indique Serife, déplacée avec sa famille de sa maison à Antakya dans une tente à l’extérieur de la ville. « Nous entendons parler des promesses de construction de nouveaux logements, mais nous avons d’abord besoin de conteneurs, d’eau courante et d’électricité. »

Un processus électoral compliqué

Alors que les survivants se concentrent principalement sur l’adaptation à leur vie après le tremblement de terre, le reste du pays s’est inquiété de la participation au scrutin du 14 mai des habitants des régions frappées par le tremblement de terre.

Selon le code électoral, en cas de changement d’adresse, un citoyen devait s’inscrire sur les listes électorales de sa nouvelle ville avant le 17 mars.

On estime que plus de 3 millions de personnes ont quitté leurs villes dévastées pour d’autres régions. Cependant, on ne sait pas combien d’entre elles se sont inscrites sur les listes électorales de leurs nouvelles villes.

Un responsable de l’AFAD à Nurdağı a déclaré que l’inscription n’était pas un problème pour les habitants de la ville, car les quartiers avaient été déplacés dans les villes conteneurs à proximité. 

Le principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), a lancé une campagne encourageant les gens à se rendre dans leur ville natale dans les zones sinistrées pour voter.

« On pleurait nos morts. Alors s’attendaient-ils vraiment à ce que je parte à la recherche d’un responsable électoral ? C’est absurde »

- Ayse Arli, habitante du Hatay

Le parti a annoncé que des bus qu’il avait loués étaient prévus pour amener gratuitement les survivants du tremblement de terre dans leurs villes natales, mais a également demandé au gouvernement de faciliter les autres moyens de transport, en augmentant le nombre de vols et de trains. 

Mais étant donné que les hôtels, les restaurants et les autres infrastructures ne sont toujours pas fonctionnels, le voyage n’était pas aisé pour la population. 

Dans la région touchée par le tremblement de terre, qui élit 96 députés, neuf millions d’électeurs sont inscrits sur les listes électorales. C’est à Hatay que le processus de vote a semblé être le plus compliqué puisque la quasi-totalité des habitants ont dû quitter le centre-ville. 

Le gouvernorat de Hatay a déclaré en mars que tous les habitants qui étaient relogés, y compris dans les conteneurs ou les tentes, devraient quand même s’inscrire pour voter.

Lütfü Savaş, maire de Hatay, a annoncé le mois dernier que 200 000 habitants de la ville n’étaient pas en mesure de voter car ils ne s’étaient pas inscrits avant l’échéance de mars, tandis que 150 000 allaient voter depuis d’autres villes.

Ayse Arli, une habitante de la ville, rapporte à MEE qu’elle ne s’est pas inscrite après avoir déménagé dans une tente.

« On cherchait nos proches disparus. On pleurait nos morts. Alors s’attendaient-ils vraiment à ce que je parte à la recherche d’un responsable électoral ? N’importe quoi », lâche-t-elle incrédule. 

En outre, l’aéroport du Hatay a suspendu les vols réguliers le mois dernier, Turkish Airlines ayant indiqué que la piste avait dû être raccourcie en raison des dommages dus au séisme, rendant les décollages et atterrissages plus risqués. L’opposition a déclaré que cette décision visait à empêcher les habitants de voter dans cette région qui constitue l’un de ses bastions.

« Qu’est-ce qu’Erdoğan aurait-il pu faire d’autre ? »

L’impact du tremblement de terre sur les élections reste incertain en raison d’un certain nombre de facteurs. 

Mehmet Ali Kulat, chef de MAK Consultancy, entreprise de recherche sociale, explique à MEE qu’il est impossible de mener un sondage dans la région en raison des circonstances actuelles.

« En outre, des millions de gens ont quitté leurs villes et ne se sont pas inscrits d’eux-mêmes. Par conséquent, nous ne pouvons produire de données concrètes », développe-t-il.

« Néanmoins, cette émigration a assurément un impact sur les résultats, puisque des centaines de milliers d’électeurs ne peuvent techniquement pas participer. »   

« Les gens ont critiqué le gouvernement pour sa réaction au tremblement de terre, mais à la question ‘’qui va reconstruire leurs maisons’’, la réponse était Erdoğan »

-  Mehmet Ali Kulat, MAK Consultancy

Toutefois, les observations sur le terrain faites en amont du scrutin indiquaient que les partis politiques pouvaient préserver leur avantage par rapport aux dernières élections. 

Par exemple, à Nurdağı, où Erdoğan a obtenu 76 % des voix aux élections de 2018, les gens déclarent ouvertement leur soutien au gouvernement. 

Faruk Ölçücü, qui a perdu un grand nombre de ses proches dans le séisme, croit en une victoire d’Erdoğan, qui est sorti renforcé du scrutin-test de dimanche et part en position de force pour le second tour de la présidentielle qui sera organisé le 28 mai. Le dernier décompte accorde 49,5 % des suffrages au chef de l’État contre 45 % à son rival social-démocrate Kemal Kılıçdaroğlu.

« Nous avons tout. Rien ne manque dans nos conteneurs. Nous avons des écoles, des centres médicaux, tout ce dont nous avons besoin. Comment les gens pourraient-ils encore blâmer le gouvernement ? Qu’est-ce qu’Erdoğan aurait-il pu faire d’autre ? » 

Sa mère malade ajoute : « Les jeunes ne connaissent pas l’ère pré-Erdoğan. Si tout autre parti dirigeait la Turquie, nous serions encore à la rue. » 

Burhan Aydin, policier à la retraite, est du même avis : « Ils ont même envoyé de nouvelles chaussures pour nos enfants, en faisant remarquer que cela faisait presque trois mois et que les enfants grandissent rapidement. Vous voyez cette prévenance ? Quel État ferait cela ? » 

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Mehmet Ali Kulat, de MAK Consultancy, fait valoir qu’il n’y a aucun changement majeur dans les choix politiques des électeurs qui n’ont pas quitté la région touchée par le tremblement de terre.

« Les gens ont critiqué le gouvernement pour sa réaction au tremblement de terre, mais à la question ‘’qui va reconstruire leurs maisons’’, la réponse était Erdoğan », fait-il remarquer. 

Le président a ainsi conservé ses très hauts scores dans la plupart des provinces affectées par le séisme, recueillant 72 % des voix à Kahramanmaraş, 69 % à Malatya et 66 % à Adıyaman. Dans le Hatay, son score est resté stable à 48 %.

Néanmoins, Burak Ersoy, partisan du CHP qui vit avec sa famille dans une tente près d’Antakya depuis des mois, ressent clairement une certaine frustration envers le gouvernement.

« Nous voulons le départ de ce gouvernement incompétent », dénonce-t-il. « Après son échec dans la gestion de la crise liée au tremblement de terre, je ne comprends pas que des gens votent quand même pour ce gouvernement. » 

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation et mis à jour.

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