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Turquie : la police redouble d’efforts pour expulser immigrants et réfugiés

Les Syriens présents en Turquie rapportent être maltraités par les policiers, lesquels multiplient les contrôles d’identité depuis l’élection présidentielle du mois de mai
Un policier patrouille dans le quartier touristique de Sultan Ahmet à Istanbul (AFP/Yasin Akgul)
Par Yusuf Selman Inanc à ISTANBUL, Turquie

La Turquie a lancé une campagne silencieuse visant à réduire le nombre de réfugiés et de migrants au sein de ses frontières, y compris les Syriens.

Celle-ci survient après la campagne de réélection fructueuse du président Recep Tayyip Erdoğan au mois de mai et précède d’importantes élections municipales prévues l’année prochaine.

L’immigration est devenue un enjeu fondamental en Turquie ces dernières années, le pays accueillant pas moins de 3,6 millions de Syriens en raison de la guerre dans leurs pays qui a débuté en 2011.

À ces réfugiés s’ajoutent des migrants d’Afrique, d’Asie du Sud et d’ailleurs au Moyen-Orient, lesquels sont attirés par le niveau de vie relativement élevé en Turquie et sa proximité avec l’Union européenne, destination finale pour bon nombre d’entre eux.

Erdoğan a décidé de réduire le nombre de migrants et de réfugiés après les élections locales de 2019, au cours desquelles les partis d’opposition ont réussi à puiser dans l’hostilité croissante envers les immigrants en Turquie.

Erdoğan a condamné l’hostilité envers les réfugiés mais s’est néanmoins engagé à renvoyer les Syriens dans leur pays (AFP)
Erdoğan a condamné l’hostilité envers les réfugiés mais s’est néanmoins engagé à renvoyer les Syriens dans leur pays (AFP)

Cette colère à l’égard des nouvelles arrivées s’est accrue avec l’aggravation de la situation économique, qui a vu les coûts exploser et l’inflation flamber de façon spectaculaire.

En mai, Erdoğan a promis de renvoyer un million de Syriens dans le nord de leur pays, où l’armée turque et ses alliés ont établi une « zone sûre ».

L’une des manifestations visibles de ces nouvelles politiques anti-immigration est la fréquence des contrôles policiers d’identité dans les rues des villes turques.

Les personnes suspectées d’être en Turquie illégalement sont souvent arrêtées par la police, qui vérifie la validité de leur titre de séjour. 

Un ancien fonctionnaire, affilié à la présidence de la gestion des migrations du ministère de l’Intérieur, explique à Middle East Eye que si le « retour volontaire » est l’idée principale du plan du gouvernement pour faire baisser les chiffres, les ordres de multiplication des contrôles de police sont venus d’en haut.

« Après qu’Erdoğan a promis de renvoyer au moins un million de Syriens, le ministère de l’Intérieur a donné pour instruction à la police d’augmenter les contrôles d’identité », indique la source, qui ne souhaite pas décliner son identité car elle n’est pas autorisée officiellement à s’exprimer.

« Une simple erreur comme l’absence de carte de séjour peut mener à l’arrestation voire à l’expulsion d’un Syrien. » 

« Totalement fou »

Si le rapatriement volontaire est l’objectif affiché, de nombreux Syriens ont pu être expulsés pour des infractions techniques à leur titre de séjour.

Les Syriens doivent vivre et travailler dans la ville dans laquelle ils sont enregistrés et ont besoin d’une autorisation pour se rendre dans une autre ville, même pour un court séjour. 

Sachant que certains Syriens travaillent dans des grandes villes comme Istanbul, Bursa ou Kayseri sans les autorisations ou déclarations requises, la police a mis en place des points de contrôle dans certains quartiers, surtout à proximité des endroits où les réfugiés sont susceptibles de travailler.

Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, au moins 950 Syriens ont été expulsés en juillet. 

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Les responsables turcs indiquent que la plupart de ceux qui ont quitté la Turquie ces derniers mois ont choisi de le faire volontairement. 

Mais selon des réfugiés, même ceux qui ont des papiers en règle sont visés.

« C’est totalement fou », déclare Usama, Syrien âgé de 34 ans qui travaille dans une usine textile dans le quartier d’İkitelli à Istanbul, et qui a demandé à Middle East Eye de taire son nom de famille. « Nous avons des contrôles de police au moins deux fois par semaine et, malheureusement, nous avons subi de mauvais traitements. » 

Les policiers ont été filmés à de nombreuses reprises en train de maltraiter des réfugiés. « Le fait que la plupart des policiers sont des partisans du Parti de la victoire d’extrême droite joue un rôle indéniable dans les violences car ces jeunes policiers sont enclins à aller au-delà du cadre légal », commente l’ancien fonctionnaire de la présidence de la migration.

Le Parti de la victoire d’Ümit Özdağ a construit un mouvement hostile aux réfugiés, petit mais influent, qui a réussi à pousser plus à droite ses alliés au sein du principal bloc d’opposition après les élections présidentielles et législatives du mois de mai.

Le discours violent partagé par les politiciens contre l’immigration comme Ümit Özdağ a contribué à alimenter un sentiment d’hostilité envers les étrangers lors de ces campagnes.

« La haine ne se limite pas à la police. On n’est pas à l’aise quand on fait ses courses ou quand on va au parc le weekend », confie Usama.

« Même dans les transports publics, on subit parfois du harcèlement verbal », poursuit-il. « Le sentiment d’hostilité envers les Syriens prévaut désormais en Turquie. Même mes enfants sont exclus des jeux à l’école. Ils ont l’impression de devoir rester entre Syriens uniquement. » 

« On se prévient les uns les autres »

Les Syriens comme Usama ont créé des groupes sur Facebook et Telegram afin de réduire les risques d’expulsion.

« Lorsqu’on voit un barrage de la police, on se prévient les uns les autres pour ne pas se faire attraper à cause d’un document manquant », raconte-t-il. « Ce n’était pas comme ça avant les élections. Mais désormais, [la police] arrête et envoie les gens dans un centre de détention. Ensuite, Dieu seul sait quand on sera libéré. »

Ce ciblage ne se limite pas aux Syriens ; des Africains et des personnes originaires d’Asie centrale sont également victimes de ces contrôles de police.

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« Nous sommes soumis à des contrôles de police presque tous les jours. Beaucoup d’entre nous sont arrêtés sans motif valable », indique Johan, un ressortissant nigérian.

Des réfugiés qui ont été arrêtés affirment que les centres de détention ne disposent pas des ressources nécessaires pour accueillir autant de personnes.

Johan a été arrêté par la police à Taksim début juin alors qu’il rentrait à l’appartement où il logeait avec ses amis. 

Il dit qu’il avait tous les documents nécessaires mais attendait le renouvellement de son titre de séjour. Malgré cela, il a été arrêté et envoyé dans un centre de traitement dans le district de Tuzla (province d’Istanbul).

« Au début, je n’ai pas compris ce qui m’arrivait car mon turc est limité. Les policiers étaient indélicats et ne se sont pas donné la peine de fournir des explications, j’ai découvert moi-même à Tuzla », rapporte Johan.

« C’est un endroit sale, bondé et on n’est pas traité convenablement. Ils forcent les gens à signer des papiers de retour volontaire. Après plus d’un mois là-bas… ils m’ont laissé partir. »

Malgré les allégations de mauvais traitement, un responsable du ministère de l’Intérieur assure à Middle East Eye que le gouvernement applique les lois en vigueur en bonne et due forme. 

« Il n’y a rien de mal mais nous voulons réduire la densité de réfugiés », indique ce responsable, concédant néanmoins qu’il peut y avoir des comportements inappropriés. « Nous enquêtons sur les atteintes aux droits », ajoute-t-il.

« Absence de politique appropriée »

Un ancien bureaucrate haut placé, spécialiste des migrations et qui a travaillé au ministère de l’Intérieur, explique à Middle East Eye sous le couvert de l’anonymat qu’une demande de formation a été soumise au ministère sur la bonne application de la législation en matière de migration mais que celle-ci n’a pas été acceptée.

« Il ne s’agit pas seulement de la police, et il ne s’agit pas non plus seulement des élections locales à venir », indique le bureaucrate.

À son avis, l’hostilité envers les immigrants dans la société turque comporte deux dimensions. 

« La Turquie doit subir une transformation mentale pour vivre en paix avec les autres peuples »

- Un ancien fonctionnaire spécialiste des migrations

« La Turquie n’a pas de politique appropriée en matière de migration régulière. Par exemple, la Turquie a besoin d’une main-d’œuvre dans plusieurs domaines, notamment l’agriculture, l’industrie ou les soins pour les personnes âgées ou handicapées.  

« Actuellement, les migrants comblent ce déficit en main-d’œuvre mais la législation est insuffisante pour les autoriser à travailler légalement et dans des circonstances humaines », dit-il.

« Par conséquent, l’absence de politique appropriée comme l’évaluation des qualifications des migrants, leur trouver des employeurs et la délivrance des permis de travail nécessaires contraint ces gens à travailler illégalement et à finir par devenir des migrants en situation irrégulière.

« Le système éducatif turc, avec la montée des partis d’extrême droite comme le Parti de la victoire, accroît la xénophobie. La Turquie doit subir une transformation mentale pour vivre en paix avec les autres peuples. »

Toutefois, il admet que le gouvernement souhaite réduire la visibilité des migrants dans certaines villes comme Istanbul et Ankara, perdues face au Parti républicain du peuple (CHP) en 2019. À la suite de ce scrutin, les responsables ont adopté des mesures anti-immigration comme l’expulsion des réfugiés sans-papiers.

Ümit Özdağ a soutenu le leader de l’opposition Kemal Kılıçdaroğlu lors de l’élection du mois de mai (AFP)
Ümit Özdağ a soutenu le leader de l’opposition Kemal Kılıçdaroğlu lors de l’élection du mois de mai (AFP)

L’ancien responsable pense que, tant que le gouvernement et les principaux partis d’opposition épousent l’hostilité envers l’immigration de l’extrême droite, la Turquie connaîtra davantage de tensions sociales, indépendamment du vainqueur des prochaines élections locales.

Les éventuels points sensibles sont nombreux. Récemment, les allégations selon lesquelles un Syrien aurait abusé sexuellement d’un enfant turc à Şanlıurfa ont suscité d’énormes manifestations dans la ville, engendrant des attaques contre des maisons et magasins détenus par des Syriens. 

Autre incident : lorsqu’un enfant turc a été frappé par un adulte syrien à la mi-août à Izmir, les habitants ont tenté de s’en prendre à des Syriens en représailles. 

La fin de l’indulgence

Muhammed Yasir Bodur, chercheur à l’Institut du Moyen-Orient de l’Université de Sakarya, explique que le gouvernement a changé sa politique vis-à-vis des réfugiés pour réduire les tensions sociales, en précisant que ce choix politique est partiellement lié aux élections locales à venir.

« Les contrôles de police se sont multipliés en réponse aux demandes sociétales », soutient-il. « Pourtant, ce n’est rien d’autre que la mise en œuvre de la législation applicable. »

« Le gouvernement avait précédemment adopté une politique très indulgente, fermant les yeux sur la présence de migrants irréguliers ou les déplacements non autorisés de réfugiés… les provocations des groupes d’extrême droite ont contraint le gouvernement à agir. »

La Turquie délivre quatre types de titres de séjour. L’un d’eux est la protection temporaire, réservée exclusivement aux Syriens. Le deuxième est la protection internationale, délivrée aux migrants qui risquent la mort ou la torture s’ils retournent dans leur pays natal.

Il y a ensuite le séjour temporaire, titre généralement délivré à tout ressortissant étranger pendant un an. Le dernier type et le plus exceptionnel est le titre de séjour pour motif humanitaire, délivré aux migrants sans papiers.

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L’année dernière, le gouvernement a commencé à imposer certaines restrictions à la circulation des Syriens, leur interdisant de résider dans des quartiers où le nombre d’étrangers excède 20 % de la population. Ces derniers mois, les contrôles visant les Africains se sont également multipliés.

D’après Muhammed Yasir Bodur, ce qui a changé est la mise en œuvre immédiate de la réglementation. « Par exemple, si un Syrien qui est autorisé à vivre à Ankara était arrêté à Istanbul, la police lui délivrait un avertissement et le laissait partir. Aujourd’hui, elle l’envoie directement dans un centre de détention. »

Pour les Africains, le chercheur estime que la situation est plus compliquée. « Ces gens sont venus en Turquie via des routes légales mais visent à continuer finalement leur chemin vers l’Europe. Ils ont six mois pour demander un titre de séjour, mais la plupart d’entre eux sont réticents à le faire car ils veulent éviter de perdre de l’argent dans cette procédure juridique. Lorsqu’ils se font arrêter, ils sont immédiatement emmenés dans un centre de détention. »

Cependant, ajoute-t-il, cette politique s’avérera probablement inefficace pour réduire le nombre ou la densité de migrants en Turquie, et ce pour deux raisons. « Tout d’abord, il était très facile avant la pandémie de franchir la frontière, même à pied. Deuxièmement, selon la loi, un migrant détenu doit être renvoyé dans les six mois avec une prolongation possible de six mois supplémentaires. » 

« Les centres de rétention sont presque pleins et il est loin d’être facile d’établir des communications efficaces avec les États d’origine, comme l’Afghanistan, afin d’identifier un migrant, recevoir ses documents et faciliter son expulsion. Par conséquent bon nombre d’entre eux sont relâchés malgré l’absence de papiers [en règle]. »

Harcèlement officiel

En plus de cette répression, il y a les pressions sur les migrants légaux. Par exemple, un restaurant détenu et géré par un ressortissant somalien à Ankara a été fermé l’année dernière sans motif valable.

Malgré les relations culturelles, économiques et politiques florissantes entre Ankara et Mogadiscio ces dix dernières années, le propriétaire du restaurant et même ses clients ont été soumis aux pressions de la police.

Mohamed Isse Abdullahi, le propriétaire, est arrivé en Turquie en 2012 avec une bourse d’études.

Après avoir étudié à l’université, il a travaillé en tant que réalisateur de documentaires pour plusieurs médias, y compris la chaîne publique TRT. 

Mohamed Isse Abdullahi a quitté la Turquie après le harcèlement constant des autorités à Ankara (MEE/Ragıp Soylu)
Mohamed Isse Abdullahi a quitté la Turquie après le harcèlement constant des autorités à Ankara (MEE/Ragıp Soylu)

Après avoir géré un restaurant dans l’un des quartiers du centre d’Ankara, Kızılay, il a subi le harcèlement des commerçants voisins puis de la police. 

« Nous avions tous les documents requis pour rester travailler et gérer une entreprise en Turquie. Mais notre restaurant a été utilisé par la police pour pourchasser et interroger les migrants », déplore-t-il. 

« Un véhicule de police était stationné devant le restaurant, arrêtant les clients étrangers, contrôlant leurs papiers d’identité et les relâchant après quelques heures. C’était une autre façon de dire : nous ne voulons pas de vous. » 

Incapable de continuer à gérer son restaurant sous une telle pression, Abdullahi a cédé son affaire et est rentré en Somalie.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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