Guerre en Ukraine : comment le Moyen-Orient pourrait être affecté
Deux fortes explosions ont retenti à l’aube vendredi dans le centre de Kiev, au lendemain du début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, a constaté une journaliste de l’AFP.
« Des tirs horribles de missiles russes sur Kiev. La dernière fois que notre capitale a connu quelque chose de semblable, c’était en 1941 quand elle a été attaquée par l’Allemagne nazie. L’Ukraine a vaincu ce démon et vaincra aussi celui-ci », a dénoncé sur Twitter le chef de la diplomatie Dmytro Kouleba.
Une grande partie de la communauté internationale a condamné l’offensive russe qui a débuté ce jeudi à l’aube en Ukraine. L’OTAN a annoncé le déploiement de davantage de forces terrestres et aériennes en Europe de l’Est, ajoutant que « la Russie paier[ait] un prix économique et politique très lourd » pour son agression.
De nombreux pays du Moyen-Orient, qui entretiennent des relations avec les États-Unis, la Russie et l’Ukraine, pourraient être contraints à contrecœur de choisir un camp à mesure que le conflit s’intensifie.
Des prix du pétrole aux sanctions, en passant par les importations de blé et le tourisme, voici les domaines dans lesquels l’invasion russe de l’Ukraine affectera le Moyen-Orient.
Le pétrole
Jeudi, le prix du baril de pétrole a bondi à plus de 105 dollars, faisant trembler les marchés du Moyen-Orient alors que l’invasion russe a mis en péril l’approvisionnement énergétique de l’Europe de l’Ouest.
L’Arabie saoudite, premier exportateur mondial de pétrole brut, et le Qatar, l’un des principaux exportateurs de gaz naturel liquéfié (GNL), connaissent une forte demande pour leurs approvisionnements énergétiques à la suite de l’escalade des tensions en Europe orientale.
Des responsables américains et européens espéraient voir le Qatar rediriger certaines exportations de gaz vers l’Europe afin d’atténuer les tensions énergétiques. D’autres ont exhorté l’Arabie saoudite à accélérer le pompage de pétrole brut et à augmenter sa capacité de production.
Toutefois, le ministre qatari de l’Énergie Saad al-Kaabi a prévenu qu’aucun pays ne pouvait remplacer les approvisionnements russes en gaz vers l’Europe par du GNL.
Par ailleurs, l’Arabie saoudite, membre de l’OPEP+, un groupe de pays producteurs de pétrole, ne s’est pas montrée disposée à pomper davantage de pétrole.
Amena Bakr, cheffe adjointe de bureau chez Energy Intelligence, a déclaré à l’AFP que « l’OPEP+ [avait] jusqu’à présent manifesté son intention de s’en tenir à l’accord », en référence aux quotas de production actuels des pays membres, parmi lesquels figurent notamment l’Arabie saoudite, l’Algérie, l’Iran, l’Irak, le Koweït, le Qatar, la Libye et les Émirats arabes unis.
Doha et Riyad sont des alliés des États-Unis et accueillent des troupes américaines sur leurs terres, mais maintiennent de bonnes relations avec Moscou.
« L’Arabie saoudite estime qu’il est très important que la Russie reste un partenaire de l’OPEP », a précisé Ben Cahill, chargé de recherche au Center for Strategic and International Studies.
« Si les choses se gâtent et qu’il y a des pressions pour sanctionner la Russie, je pense qu’ils souligneront que l’OPEP+ est une organisation technocratique qui se concentre sur les fondamentaux du marché », a-t-il indiqué à l’AFP.
Karen Young, directrice du programme d’économie et d’énergie au Middle East Institute à Washington, a déclaré à l’AFP que les pays riches en pétrole du Golfe pourraient profiter de l’occasion pour souligner l’importance de leurs sources d’énergie pour l’Europe de l’Ouest et les États-Unis.
« En ce moment même, ils ont donc peut-être un levier pour faire valoir leur importance au sein de l’économie mondiale », a-t-elle ajouté.
Les sanctions
La Russie a été visée par des sanctions en début de semaine lorsque Poutine a déployé des troupes dans deux régions de l’est de l’Ukraine revendiquées par les séparatistes, Lougansk et Donetsk. Les États-Unis ont sanctionné les activités commerciales américaines dans les régions séparatistes et interdit l’importation de toutes marchandises depuis celles-ci.
L’Union européenne, réunie en sommet à Bruxelles, a approuvé jeudi soir des sanctions « massives » contre la Russie, sans toutefois aller jusqu’à exclure le pays du système d’échanges bancaires internationaux Swift.
D’autres suivront en conséquence de l’invasion lancée jeudi.
Le Premier ministre britannique Boris Johnson a promis des sanctions « massives » à l’encontre de la Russie, tandis que le président américain Joe Biden a déclaré que ses homologues du G7 et lui-même se coordonnaient sur des sanctions « sévères ».
Les entreprises du Moyen-Orient opérant sur les marchés américain, britannique et européen seraient tenues de se conformer à ces mesures.
Et si les grandes banques d’État russes étaient visées, l’impact pourrait être considérable.
La banque russe Sberbank, par exemple, où la moitié des Russes ont un compte, a récemment ouvert un bureau à Abou Dabi et a signé en 2020 un partenariat avec Mubadala Investment Company, société d’investissement du gouvernement d’Abou Dabi.
À l’époque, le dirigeant de Sberinvest Middle East, filiale de la banque, a déclaré à The National que de nombreuses sociétés du groupe investissaient dans la région.
Des responsables israéliens avaient exprimé leur inquiétude face aux sanctions américaines contre la Russie en réponse à une potentielle invasion de l’Ukraine, susceptibles de nuire aux intérêts sécuritaires d’Israël en Syrie.
Selon des informations relayées récemment par Walla!News, les liens étroits entretenus par Israël avec les États-Unis pourraient compromettre sa coordination avec Moscou dans le cadre des opérations en Syrie, où Israël a lancé des centaines de frappes aériennes dans le but d’empêcher l’Iran de consolider sa position dans le pays rongé par la guerre civile depuis dix ans.
Jusqu’à présent, la Russie ne s’est pas mise en travers de son chemin. Néanmoins, la situation pourrait évoluer dans la mesure où Israël s’est rangé du côté de ses alliés américains en condamnant l’invasion russe.
Le Bosphore et la mer Noire
La guerre aura également des répercussions en mer Noire.
Dans l’immédiat, elle pourrait avoir un impact sur les navires qui seront autorisés à transiter entre cette mer et la Méditerranée.
En vertu d’une convention signée en 1936, la Turquie contrôle le Bosphore et des Dardanelles, que les navires doivent traverser pour circuler entre les deux mers.
Cette convention donne également à la Turquie le pouvoir de fermer les détroits à tous les navires de guerre étrangers en temps de guerre.
Quelques heures après le lancement des attaques russes contre l’Ukraine jeudi, Kiev a demandé à la Turquie de fermer le détroit aux navires russes.
Jusqu’à présent, le président Recep Tayyip Erdoğan a déclaré que la Turquie ferait tout ce qui est nécessaire en tant qu’allié de l’OTAN en cas d’invasion russe, mais n’a pas précisé si l’interdiction du passage des navires de guerre russes était une mesure envisagée.
Le tourisme
Avec ses stations balnéaires, la Turquie est la destination étrangère la plus populaire auprès des touristes russes.
Le lendemain de la levée par Moscou des restrictions sur les vols liés à la pandémie en juin 2021, par exemple, 44 avions chargés de touristes russes sont arrivés dans la ville balnéaire d’Antalya.
L’Égypte a également recommencé à accueillir des touristes russes l’an dernier.
Les vols à destination des stations balnéaires populaires de Charm el-Cheikh et Hurghada ont été suspendus après qu’un avion de ligne russe s’est écrasé dans le Sinaï en octobre 2015 à la suite d’un attentat revendiqué par le groupe État islamique, qui a fait 224 morts.
Avant l’attentat, la Russie envoyait plus de touristes en Égypte que tout autre pays. Plus de trois millions de touristes s’y sont rendus en 2014, générant 2,5 milliards de dollars pour l’Égypte, soit plus d’un tiers de ses recettes annuelles issues du tourisme.
Dubaï gagne également beaucoup d’argent grâce aux touristes russes, avec au moins 374 000 visiteurs en 2021.
Les touristes russes devaient générer environ 1,2 milliard de dollars pour le Golfe d’ici 2023, selon les données communiquées en marge du salon Arabian Travel Market en 2020.
L’escalade de la guerre pourrait toutefois entraîner un tarissement des recettes issues du tourisme.
Les Russes pourraient se montrer plus réticents à voyager en temps de guerre, tandis que Moscou pourrait également déconseiller à ses citoyens de voyager, voire couper les vols directs.
En raison des sanctions imposées aux banques russes, les touristes pourraient ne pas pouvoir retirer et dépenser de l’argent.
L’économie pourrait également s’effondrer. Le rouble russe a chuté de 10 % et atteint son plus faible niveau jamais observé lorsque Poutine a annoncé l’invasion jeudi.
L’augmentation du coût des voyages, due à l’affaiblissement de leur monnaie, pourrait également dissuader les Russes de partir en vacances.
Les étudiants
L’Ukraine abrite des milliers d’étudiants du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, dont beaucoup attendaient déjà d’être évacués lorsque la Russie a envahi le pays jeudi.
Le Maroc possède le deuxième plus grand contingent d’étudiants étrangers en Ukraine, avec 8 000 étudiants, selon le ministère ukrainien de l’Éducation. (L’Inde est première.)
L’Égypte y compte 3 500 étudiants, tandis que des étudiants originaires du Liban, d’Irak et de Palestine fréquentent également les universités ukrainiennes.
Avant l’escalade du conflit, des familles d’étudiants vivant en Ukraine ont organisé des manifestations en Égypte, au Maroc et au Liban pour demander à leur gouvernement de rapatrier leurs proches.
L’ambassade d’Égypte en Ukraine a exhorté ses citoyens à rester chez eux, à conserver leurs papiers d’identité et à « suivre les instructions des autorités ukrainiennes jusqu’à ce que la situation se stabilise ».
Le ministère irakien des Affaires étrangères a demandé aux universités ukrainiennes d’accorder aux étudiants irakiens qui s’y trouvent un congé d’urgence « au cas où la situation sécuritaire se détériorerait ».
Le blé
Alors que l’Ukraine et la Russie fournissent une part importante du blé dans le monde, les pays du Moyen-Orient risquent d’être touchés par des hausses de prix en cas de perturbation de l’approvisionnement.
Premier importateur mondial de blé, l’Égypte s’attend à être gravement touchée.
Le pays arabe le plus peuplé (102 millions d’habitants) a importé 12,5 millions de tonnes de blé sur la période 2020-2021, dont près de 85 % en provenance de Russie et d’Ukraine.
« L’Égypte sera profondément touchée si la guerre éclate entre la Russie et l’Ukraine », explique à Middle East Eye Hesham Abuldahab, membre de la division en charge des céréales de la Chambre de commerce du Caire. « La plupart de nos importations de blé proviennent de ces deux pays ».
Autrefois l’un des plus grands garde-manger du monde, l’Égypte a perdu la plupart de ses terres agricoles au fil des décennies au profit de l’étalement urbain, alors que sa population ne cesse de croître.
La production nationale de blé s’est élevée à neuf millions de tonnes l’an dernier. Mais cette production couvre moins de 50 % de la consommation locale.
La majorité du blé est utilisée dans la production de pain pour les Égyptiens. Une grande partie de ce pain est ensuite distribuée dans le cadre du système de rationnement alimentaire du pays, auquel une majorité écrasante de la population est inscrite.
La Libye
La Libye est un autre pays de la région susceptible de ressentir les secousses de la guerre.
Une grande partie de l’Occident soutient le Gouvernement d’union nationale reconnu par l’ONU, tandis que la Russie soutient l’Armée nationale libyenne du commandant de l’est du pays Khalifa Haftar. Les mercenaires russes du Groupe Wagner ont joué un rôle de premier plan dans les combats menés dans le pays au cours des dernières années.
Les élections prévues en décembre dernier en Libye ont été annulées dans un contexte marqué par de multiples différends. Le processus de paix soutenu par la communauté internationale s’est ainsi empêtré dans le chaos, tandis que le sort du gouvernement provisoire du pays a été plongé dans le doute.
Alors que la Russie et une grande partie de l’Occident sont désormais à couteaux tirés au sujet de Ukraine, l’idée d’une coopération pour contribuer à stabiliser la Libye risque de devenir encore moins prioritaire.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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