L’éclatante revanche du baril
Condamné il y a une décennie, vilipendé, accusé de jouer un rôle majeur dans le changement climatique et dans la catastrophe écologique qui s’annonce, le baril de pétrole prend une éclatante revanche.
En frôlant la barre symbolique des 140 dollars le baril, dimanche 6 mars au soir, il menace d’imposer une donne totalement inédite dans l’économie mondiale.
Belle revanche pour une source d’énergie qui a été au cœur des révolutions technologiques et industrielles depuis deux siècles, avant d’être maltraitée par le dogme écologique depuis les années 2000, pour subir des pressions constantes en vue de s’en passer ou, au moins, en réduire l’utilisation afin d’enrayer le changement climatique.
Le baril a entraîné dans son sillage le gaz, dont le prix a lui aussi explosé. En ce début de semaine, il était à 300 euros le mégawatt-heure, près de quinze fois son prix il y a un an. Entre vendredi 4 mars et lundi 7 mars, il a augmenté de 80 %.
Précision importante : contrairement à une impression répandue, la hausse du prix du baril n’est pas le résultat de la seule guerre en Ukraine, même si l’évolution du prix du gaz peut être liée à la crise actuelle, la Russie étant le premier fournisseur de gaz de l’Europe.
La crise ukrainienne a juste joué un rôle d’accélérateur, en accentuant l’incertitude, voire la panique sur les marchés, ce qui a provoqué une hausse du prix du baril de près de 25 dollars durant la première semaine de mars.
Une tendance haussière là depuis des mois
En fait, la tendance haussière du prix du baril était là depuis des mois. Entre le 1er décembre 2021 et fin février 2022, le baril avait déjà gagné 30 dollars, pour atteindre les 100 dollars, à partir d’un niveau déjà élevé.
C’est, d’une certaine manière, une copie inversée de ce qui s’est passé en 2014, lorsque le baril a chuté de 115 dollars en juillet à 35 dollars en décembre, ou encore entre juin et décembre 2008, lorsqu’il est passé de 140 à 45 dollars.
Face à cette tendance haussière soutenue, grandes banques et institutions spécialisées ont multiplié les prévisions alarmistes, parlant d’un baril à 150, voire 180 dollars. Une surenchère sur les prévisions qui a ainsi accentué les craintes, nourrissant une spirale continue à la hausse.
Rappeler que le baril était à 21 dollars en avril 2020 semble dès lors relever de la fiction. Que dire de cet épisode où le pétrole avait été coté à une valeur négative ? Souvenir burlesque ou, plus probablement, manipulation à partir d’un fait rarissime ?
En fait, l’évolution actuelle du prix du baril a des raisons très rationnelles, que la conjoncture de ces deux dernières années a un peu perturbées, mais pas fondamentalement changées.
La pandémie de covid-19 a entraîné une baisse de la consommation d’énergie, donc de pétrole, mais la perspective d’une sortie rapide de la pandémie, conjuguée à de fortes mesures pour doper la croissance, a relancé la consommation à des niveaux supérieurs à la période pré-pandémie.
Dans le même temps, l’offre de pétrole était à la peine, les investissements dans le domaine des hydrocarbures (facteur probablement le plus important) se sont stabilisés autour de 350 milliards de dollars, alors qu’il en fallait le double pour renouveler les réserves.
De ce point de vue, la flambée du baril apparaît d’abord comme le résultat du non-investissement, les autres facteurs ne faisant qu’accentuer la crise.
Pourquoi le monde a-t-il si peu investi dans le pétrole depuis 2014 ? Parce que la crise de cette année-là, qui a fait plonger le baril de 120 à 35 dollars un an plus tard, a répandu une idée selon laquelle l’ère du pétrole était révolue.
La mode était alors aux énergies renouvelables. Exclusivement. Le monde semblait planer vers une ère où le solaire, l’éolien et l’hydroélectrique, alliés aux technologies de l’information et de la communication et à la révolution numérique, rendraient désuètes toutes les autres sources d’énergie.
La voiture électrique était appelée à devenir dominante très rapidement. Tout discours différent était considéré comme ringard, voire dangereux, d’autant plus que l’humanité semblait prendre sérieusement conscience de effets dévastateurs attendus avec le changement climatique, et que les coûts des panneaux solaires avaient fortement diminué, de plus de 60 % entre 2010 et 2020.
Dans cette conjoncture, comment ne pas baisser les yeux face aux reproches de Greta Thunberg, et que faire face à l’image d’un ours blanc dérivant sur un iceberg au milieu d’une mer de glace fondue ?
Un monde autocentré, limité à une partie du monde riche
L’euphorie du renouvelable s’est imposée dans un monde autocentré, limité à une partie du monde riche, qui a voulu imposer ses normes au reste du monde. Dans cette sphère de catégories aisées, plutôt bobos, on pouvait se permettre d’acheter une voiture électrique à un prix élevé. Ça donnait l’impression qu’on faisait quelque chose pour sauver le monde.
Mais c’était oublier le reste de l’humanité, qui n’était pas concernée par le marché de la voiture électrique : les milliards de Chinois, d’Indiens, d’Africains, de Latino-Américains qui accédaient à l’automobile pour la première fois ; les catégories moyennes ou à faibles revenus dans les pays riches, qui avaient besoin d’une voiture à faible coût pour maintenir leur train de vie, à l’image des Gilets jaunes.
Pendant qu’une partie du monde riche imposait cette mode du renouvelable, les États-Unis poursuivaient leur frénésie des énergies fossiles, en exploitant massivement pétrole et gaz de schiste
Le poids écrasant de ces catégories, orientées vers la voiture traditionnelle, impose de fait une forte demande de la consommation de pétrole.
Autre curiosité qui laisse perplexe : pendant qu’une partie du monde riche imposait cette mode du renouvelable, les États-Unis poursuivaient leur frénésie des énergies fossiles, en exploitant massivement pétrole et gaz de schiste.
Cette démarche a permis aux États-Unis d’afficher une balance équilibrée en pétrole, et de devenir exportateurs nets de gaz, proposant à l’Europe de combler une partie du gaz russe en cas de coupure des fournitures en provenance de Sibérie !
Pourquoi ce réalisme américain a-t-il fait défaut aux autres pays riches, qui disposent pourtant des mêmes centres d’études, des même think tanks, des mêmes prévisionnistes et des mêmes universités ?
Une question en amène une autre. Après le 11 septembre 2001, les États-Unis ont décidé, entre autres, de ne plus dépendre du pétrole du Moyen-Orient, devenu peu sûr à leurs yeux, en raison de la forte implication de ressortissants saoudiens dans les attentats du World Trade Center.
Dans les années qui ont suivi, le prix du pétrole est passé d’un palier à un autre, du palier de 30 dollars à celui de 100 dollars, permettant au schiste d’être exploitable et rentable.
Au bout du compte, ce n’est pas forcément être complotiste de constater que les États-Unis ont exploité cette crise pour devenir autosuffisants, voire exportateurs nets d’énergie.
C’est aussi la période où la théorie du peak oil (pic pétrolier), désignant le niveau maximal d’extraction mondiale de pétrole à partir duquel commence le déclin consécutif à l’épuisement progressif des ressources, s’est imposée.
La très influente Agence internationale de l’énergie (AIE) a estimé que le peak oil conventionnel se situait en 2006. Un célèbre blogueur, Matthieu Auzanneau, sous le pseudonyme d’Oil Man, l’a situé en 2015. Mais peu importe. Entre 2001 et 2014, le monde a vécu avec l’idée que la Terre ne pourrait bientôt plus fournir autant de quantités de pétrole que ce qui était disponible jusque-là.
Qui sera le gagnant ?
C’est dire que chaque épisode a eu ses gagnants et ses perdants. Il reste à savoir qui sera le gagnant de la prochaine étape. A priori, on serait tenté de citer la Russie parmi les gagnants, car elle détient les premières réserves de gaz au monde et se situe dans le peloton de tête en ce qui concerne les réserves de pétrole, dont elle est le deuxième exportateur.
Mais la Russie ne serait pas le seul vainqueur. Car la pandémie de covid-19 et la crise ukrainienne ont imposé une nouvelle manière de voir les choses : elles ont révélé l’ampleur de la dépendance de l’Europe dans de nombreux domaines.
La dépendance énergétique est l’une des plus criardes. Pour preuve, l’ogre allemand devient nain quand il apparaît, en pleine crise, qu’il dépend à 40 % du gaz russe, et que si Moscou ferme les vannes, la puissante industrie allemande devient sinistrée. Est-ce une des motivations qui ont rassuré la Russie au moment d’attaquer l’Ukraine ?
Autre gagnant à se dégager en premier ligne : la France. Champion du monde de l’énergie nucléaire, la France en tire près de 70 % de son électricité. La perspective de jours difficiles dans le secteur de l’énergie a poussé le président Emmanuel Macron à décider un revirement majeur en ce domaine.
Il a annoncé le lancement de la construction de quatorze nouveaux réacteurs, 6 à court terme, 8 à moyen terme, alors que la France compte 54 réacteurs en activité. C’est une option radicalement différente de celle de l’Allemagne et de l’Italie, qui ont décidé une sortie du nucléaire.
Évoquer les gagnants et les perdants d’une étape permet de situer un peu le rôle de chacun et d’observer comment vont réagir les autres partenaires durant la prochaine étape, Chine et Allemagne entre autres. C’est-à-dire les grands importateurs d’énergie. Ce qui permet de situer les enjeux pour les prochaines décennies et d’envisager comment le prix du baril va évoluer après son éclatante revanche de 2022.
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