En Ukraine, l’armée de Poutine se bat comme l’État islamique
En février 1993, l’ancien directeur de la CIA, James Woolsey, décrivait l’environnement de l’après-guerre froide en déclarant que les États-Unis et leurs alliés avaient tué un grand dragon (l’Union soviétique) mais s’étaient retrouvés dans une jungle pleine de serpents (seigneurs de guerre dans les États en déliquescence, terrorisme et diverses menaces sous-étatiques).
David Kilcullen a soutenu dans un chef-d’œuvre que les « dragons » (puissances internationales et régionales) peuvent se battre comme des « serpents » (acteurs sous-étatiques) pour améliorer leur efficacité militaire.
En Ukraine, les forces russes utilisent les deux méthodes de guerre. Elles se servent de tactiques similaires à celles utilisées par le soi-disant « État islamique » (EI).
Ces tactiques ne sont pas liées à une quelconque idéologie et sont efficaces au combat. Beaucoup d’entre elles sont interdites et leurs résultats peuvent constituer des crimes de guerre.
Techniques de combat de l’État islamique
L’EI et son prédécesseur, l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), ont lancé leur « opération militaire spéciale » pour occuper certaines parties de la Syrie et de la Libye en 2011 et 2014, respectivement. L’organisation s’est d’abord appuyée sur des opérations secrètes pour infiltrer les structures de sécurité et militaires des rebelles comme du régime, absorbant des organisations et des individus partageant leurs idées, créant de fausses organisations civiles, collectant des renseignements (et des « ragots ») sur les personnalités locales dans des zones ciblées, tout en niant initialement son existence sur les territoires ciblés.
La démonstration d’une extrême brutalité sur les réseaux sociaux, les exécutions présumées de prisonniers de guerre, les exécutions identitaires à Boutcha et Irpin, les viols et autres formes de violence sexuelle sont tous des crimes de guerre
Ces opérations étaient dirigées par des « agents » : des maîtres espions dotés d’actifs cinétiques et de l’autorité pour assassiner, bombarder, soudoyer, recruter, cartographier les territoires ciblés et désigner les factions et communautés locales. Le plus célèbre de ces « agents » était Samir al-Khlifawi, plus connu sous le nom de Haji Bakr.
Ce mode opératoire a porté ses fruits. En septembre 2013, l’EI est devenu l’organisation armée dominante dans la ville syrienne de Raqqa en s’appuyant quasi-exclusivement sur des tactiques de terrorisme urbain et des opérations d’infiltration. Ces actions ont été suivies de raids et de pillages des arsenaux conventionnels du régime d’Assad et de l’opposition armée, armes que l’EI a ensuite modifiées, converties et améliorées.
Des modes opératoires similaires ont été appliqués dans la ville libyenne de Syrte en 2015 et de manière sélective dans diverses villes, du sud des Philippines à l’ouest de la Libye, et plus récemment en Afrique de l’Ouest.
Techniques de combat de la Russie en Ukraine
« Le principe “une population innocente, des autorités coupables” n’est pas valable [en Ukraine]. La reconnaissance de ce fait est à la base de la politique de dénazification… Le nom ‘’Ukraine’’ ne peut apparemment pas être conservé comme titre d’un État entièrement dénazifié… La dénazification sera inéluctablement synonyme de désukrainisation. »
Ces extraits d’un article tristement célèbre publié par l’agence de presse étatique russe RIA Novosti représentent un type de propagande qui légitime la violence de masse contre les peuples non conformistes et la liquidation des États existants. Il est similaire aux types de propagande utilisés dans d’autres contextes historiques modernes, y compris par l’EI.
Les parallèles entre les tactiques de la Russie et de l’EI ne s’arrêtent cependant pas à la propagande. D’autres similitudes se retrouvent dans les méthodes de guerre employées par les forces armées russes sous Vladimir Poutine et les unités de combat de l’EI.
En février 2014 en Crimée et en avril 2014 dans le Donbass, la Russie et ses mandataires locaux se sont appuyés sur des tactiques très similaires à celles employées par l’EI et ses prédécesseurs entre 2012 et 2014.
Par exemple, la Russie et l’EI ont eu recours à de fausses organisations civiles, à des enlèvements et des assassinats, à des campagnes de propagande et de désinformation, à une guerre psychologique et des infiltrations dans les hautes sphères. Au départ, la Russie n’a pas admis avoir utilisé ces tactiques (maskirovka), mais l’EI non plus.
Pour sécuriser ses gains stratégiques, la Russie a exécuté l’une des plus grandes offensives aériennes de l’histoire de l’Europe de l’Est en Crimée, une capacité militaire que l’EI n’a jamais eue.
Malgré le fossé en matière de capacités, la combinaison de guerre hybride intense suivie par la sécurisation des gains par la force conventionnelle est un mode opératoire très semblable à celui de l’EI, appliqué à plusieurs reprises dans différentes villes, y compris Mossoul en Irak, en juin 2014.
Lorsque la Russie a occupé la région géostratégique la plus importante de l’Ukraine avec une résistance minimale à la fin du mois de mars 2014, des modes opératoires similaires ont été appliqués dans plusieurs villes de l’est de l’Ukraine, y compris la région du Donbass, en avril 2014. Ces opérations ont été dirigées par certains des commandants du GRU, les renseignements militaires russes, ayant dirigé l’invasion de la Crimée, dont le plus tristement célèbre est le colonel Igor Guirkine.
Les résultats de ces opérations à Donetsk, Lougansk, Kharkiv, Dnipro et ailleurs ont varié d’échec partiel à total. La « République populaire de Kharkiv » n’a pas duré 24 heures, entre le 7 et le 8 avril 2014. Les russophones ukrainiens de la plus grande ville russophone d’Ukraine ont rapidement fait tomber la république par procuration de Poutine.
Viol et engins piégés
Revenons maintenant en 2022 : les similitudes entre les méthodes de guerre de l’EI et de Poutine sont encore plus prononcées. La démonstration d’une extrême brutalité sur les réseaux sociaux, les exécutions présumées de prisonniers de guerre, les exécutions identitaires à Boutcha et Irpin, les viols et autres formes de violence sexuelle sont tous des crimes de guerre. Ils ont été utilisés comme outils de guerre psychologique par l’EI pour dominer ou détruire une communauté, notamment les yézidis dans le nord de l’Irak.
Le viol, en tant que crime de guerre, a été utilisé comme arme par des éléments des forces armées russes à plusieurs reprises auparavant, en particulier pendant les deux guerres de Tchétchénie. Le cas du violeur-officier colonel Iouri Boudanov du 160e régiment de blindés est peut-être le plus tristement célèbre. Amnesty International, Memorial et d’autres organisations de défense des droits de l’homme ont recueilli des informations sur d’autres cas présumés.
En 2022, l’intensité, l’échelle, la portée et l’emplacement des engins explosifs improvisés et munitions laissés par les unités de combat russes dans les zones urbaines, y compris les parcs pour enfants et les cours d’école, sont à la fois choquants et inexplicables sur le plan militaire
L’interception d’une discussion sur le viol d’Ukrainiennes entre un soldat russe et sa femme est un développement assez alarmant. L’intensité de la propagande à la télévision officielle russe et dans d’autres médias contribue probablement, directement ou indirectement, à ce comportement.
Le recours à des engins explosifs improvisés (EEI) et à des systèmes d’armes à base d’engins piégés, en particulier lors de manœuvres et de retraits, était une caractéristique de la manière innovante de guerre de l’EI.
Entre janvier 2014 et décembre 2015, la Russie et les forces séparatistes dirigées par la Russie ont utilisé des engins piégés bien plus de 600 fois, dont 24 attaques avec des véhicules piégés et 24 autres attaques avec des engins télécommandés.
En 2022, l’intensité, l’échelle, la portée et l’emplacement des engins explosifs improvisés et munitions laissés par les unités de combat russes dans les zones urbaines, y compris les parcs pour enfants et les cours d’école, sont à la fois choquants et inexplicables sur le plan militaire.
« Nous pensions que la situation en Irak était mauvaise, mais en Ukraine, c’est gargantuesque », a déclaré le major Chris Hunter, l’expert britannique le plus expérimenté en matière de neutralisation des bombes terroristes.
Jusqu’à présent, les responsables des services d’urgence de l’État ukrainien affirment que les spécialistes du déminage ont éliminé plus de 70 000 engins explosifs, dont des milliers d’EEI et de pièges. Plus de 18 000 ont été détruits dans le seul oblast (province) de Kyiv.
Utilisation de la religion
L’EI est également bien connu pour abuser des textes religieux et en faire des armes pour mobiliser, recruter et justifier l’agression et la violence de masse. L’organisation est versée dans la création de récits basés sur des versions fausses et/ou sélectives d’événements historiques, en les mélangeant avec des textes religieux hors contexte, puis en les diffusant largement à l’aide d’effets multimédias. En conséquence, l’EI a su mobiliser des milliers de combattants étrangers dévoués et de réseaux de soutien transnationaux.
La légitimation religieuse de l’agression contre l’Ukraine est aussi présente dans la propagande russe.
Le patriarche Cyrille de Moscou a non seulement légitimé « l’opération spéciale », mais a également offert au général Viktor Zolotov (commandant en chef de la Rosgvardiya [garde nationale]) une icône pour bénir les soldats et la guerre.
Parmi les soldats de Rosgvardiya se trouvent les disciples de Ramzan Kadyrov (les Kadyrovtsy), fils de la plus haute autorité religieuse de Tchétchénie, ancien mufti et rebelle devenu président, Akhmad Kadyrov.
Ramzan a posté sur son compte Telegram une vidéo des soldats de Kadyrovtsy-Rosgvardiya criant « Allahou Akbar » dans les ruines de Marioupol, où ils combattaient.
Victoires opérationnelles, défaite stratégique ?
Comme l’EI, les forces armées russes souffrent d’une crise structurelle : des effectifs limités pour atteindre leurs objectifs stratégiques. L’EI était en infériorité numérique et dépassé en matière de puissance de feu lors de l’écrasante majorité de ses batailles, que ce soit contre les forces étatiques ou non étatiques.
Compte tenu de ses objectifs stratégiques initiaux, la Russie a subi une crise similaire. Elle ne peut pas contrôler 604 000 kilomètres carrés avec 130 groupes tactiques régimentaires, des taux élevés d’attrition, de forts niveaux de résistance locale et un soutien sans précédent de l’OTAN et de la communauté internationale à l’Ukraine.
L’EI a remporté de multiples victoires tactiques et opérationnelles (presque miraculeuses) entre 2013 et 2015, tout comme la Russie en 2014 et 2022. Cependant, l’EI n’a pu sécuriser aucune de ces victoires, en partie à cause d’effectifs limités, de la résistance locale, du soutien étranger à ses ennemis et de son comportement criminel et illégitime.
L’armée de Poutine est confrontée à des défis structurels, militaires, moraux et juridiques similaires. Il est probable qu’elle subira le même sort en Ukraine que celui auquel l’EI a été confronté en Irak, en Syrie et en Libye : des victoires opérationnelles spectaculaires, mais finalement une défaite stratégique.
- Omar Ashour est le président fondateur du Programme d’études critiques sur la sécurité à l’Institut d’études supérieures de Doha et le directeur de l’Unité des études stratégiques du Centre arabe de recherche et d’études politiques. Titulaire d’un doctorat, il est l’auteur de How ISIS Fights: Military Tactics in Iraq, Syria, Libya and Egypt (2021) et The De-Radicalization of Jihadists: Transforming Armed Islamist Movements (2009). Il est le rédacteur en chef de Bullets to Ballots: Collective De-Radicalisation of Armed Movements (2021). Vous pouvez lui écrire sur Twitter : @DrOmarAshour.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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