Guerre en Ukraine : un an après, aucun des deux camps n’est sur le chemin de la victoire
« La Troisième Guerre mondiale a commencé. » Cette thèse présentée par l’historien et anthropologue français Emmanuel Todd, interviewé par Le Figaro, est probablement la description la plus exacte de la situation mondiale depuis que la Russie a envahi l’Ukraine il y a douze mois.
Le 24 février 2022 restera dans les mémoires comme le début d’un des événements les plus marquants du XXIe siècle, comme le jour où un différend de longue date entre la Russie et l’Ukraine concernant le traitement par cette dernière de sa minorité ethnique russe s’est transformé en une confrontation mondiale.
La Russie est la première responsable du déclenchement de la guerre. Elle a employé la force et mène son « opération militaire spéciale » de manière brutale tout en se livrant à des violations répétées du droit international. Elle mérite donc d’être isolée, sanctionnée et punie.
Mais la responsabilité ne s’arrête pas à Moscou. L’expansion inutile et téméraire de l’OTAN vers l’est entamée il y a un quart de siècle a engendré un environnement toxique propice à cette guerre en alimentant la paranoïa sécuritaire des dirigeants russes.
Les mises en garde répétées contre cet élargissement venant d’hommes d’État, de responsables et d’universitaires américains faisant autorité, y compris l’actuel directeur de la CIA, sont restées lettre morte.
Que l’ordre mondial fondé sur des règles soit valable pour tous
Quiconque estime que l’expansion vers l’est de l’OTAN n’est pas une cause majeure de l’invasion russe de l’Ukraine est soit victime de la pensée de groupe, soit de mauvaise foi.
Depuis 2014, la diplomatie européenne, à travers le fameux format Normandie (configuration des rencontres diplomatiques à quatre pays adoptée pendant la guerre du Donbass), s’efforce de neutraliser la bombe à retardement russo-ukrainienne sans y parvenir.
L’ancienne chancelière allemande Angela Merkel et l’ancien président français François Hollande ont récemment apporté un éclairage différent sur les raisons pour lesquelles les accords de Minsk n’ont pas empêché la catastrophe actuelle.
Le mantra politique occidental prétend que même s’il y a eu des erreurs par le passé, une circonstance que les États-Unis et l’Union européenne (UE) n’admettraient guère de toute façon, celles-ci ne justifient pas l’invasion russe.
Bien que cela puisse être vrai, cette affirmation semblerait beaucoup plus crédible si elle avait également été appliquée aux actions militaires occidentales passées.
Le massacre de Račak attribué à la Serbie, qui a déclenché la guerre du Kosovo en 1999, l’accusation de possession d’armes de destruction massive portée contre l’Irak, invoquée pour expliquer l’invasion américaine de 2003, ainsi que les menaces de Kadhafi contre des segments de la population qui ont transformé en 2011 une zone d’exclusion aérienne en un changement de régime en Libye, ne justifiaient pas non plus les guerres – et ne parlons même pas du silence assourdissant des démocraties occidentales face aux bombardements périodiques d’Israël en Syrie au cours de la dernière décennie.
Il ne s’agit pas là d’une contre-attaque oratoire « poutiniste ». Il s’agit simplement de demander en toute humilité que l’ordre mondial fondé sur des règles tant revendiqué soit valable pour tous. Après tout, la contre-attaque oratoire et le deux poids, deux mesures sont les deux faces d’une même pièce.
Il n’est donc pas surprenant que même The Economist ait dû admettre que le reste du monde « tend à considérer la guerre comme une compétition entre autocrates et hypocrites ».
Le conflit s’est désormais transformé en une guerre d’usure. La victoire revient dans ces cas-là à ceux qui font preuve de la plus grande résistance et qui disposent du meilleur complexe militaro-industriel
Les douze derniers mois ont également apporté leur lot d’erreurs de calcul.
La Russie a cru à tort qu’une victoire rapide et décisive pourrait installer une fois pour toutes un gouvernement ami à Kyiv et fermer définitivement les portes de l’Ukraine à l’OTAN et à l’UE.
L’OTAN et l’UE ont cru à tort que leurs sanctions sans précédent auraient mis la Russie à genoux en quelques semaines.
Le conflit s’est désormais transformé en une guerre d’usure. La victoire revient dans ces cas-là à ceux qui font preuve de la plus grande résistance et qui disposent du meilleur complexe militaro-industriel.
Sur ce dernier point, il n’y a pas de match entre la Russie et l’Ukraine. Toutefois, si l’on ajoute à l’équation ce que l’on appelle l’Occident, le calcul évolue.
Une guerre qui devient existentielle
Encore aujourd’hui, personne n’est en mesure de prédire précisément combien de temps le complexe militaro-industriel russe tiendra. Les dirigeants russes eux-mêmes n’ont probablement aucune idée précise à ce sujet.
De même, personne n’est en mesure d’expliquer de manière convaincante, alors que des milliers de milliards de dollars ont été dépensés depuis des décennies, ce qu’il est advenu du complexe militaro-industriel occidental censé éviter la défaite à l’Ukraine. Les contribuables occidentaux, en particulier américains, méritent une explication.
Les seules certitudes sont l’extraordinaire résistance de la Russie aux sanctions occidentales et la résistance tout aussi extraordinaire de l’Ukraine sur le champ de bataille.
Les gouvernements et les médias traditionnels occidentaux s’évertuent à affirmer que la Russie est à un point de rupture. Espérons que cette idée soit plus fidèle à la réalité que leurs prévisions quant à l’efficacité des sanctions.
Les dirigeants russes, qui vantent la patience et la résilience de leur population, doivent espérer que cette vision est plus fidèle à la réalité que leurs estimations initiales au sujet d’un effondrement de l’Ukraine.
Le principal problème est que la guerre devient existentielle pour les deux camps, alors qu’elle ne devrait l’être que pour la Russie. Une logique de jeu à somme nulle est à l’œuvre, dans laquelle la pire des escalades – l’escalade nucléaire – est envisagée avec nonchalance.
L’ancien président et actuel vice-président du Conseil de sécurité russe, Dmitri Medvedev, a affirmé que les États-Unis cherchaient à vaincre la Russie et que toutes les options, y compris l’option nucléaire, étaient envisageables pour empêcher cette issue.
Les gouvernements et les médias traditionnels occidentaux s’évertuent à affirmer que la Russie est à un point de rupture. Espérons que cette idée soit plus fidèle à la réalité que leurs prévisions quant à l’efficacité des sanctions
Hélas, le secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg s’est lui aussi joint à la foire de l’holocauste nucléaire en soutenant que le véritable risque n’est pas une escalade, mais une victoire de la Russie. Les dirigeants impliqués dans le conflit semblent tous en proie à une forme de « vertige nihiliste ».
À l’approche de son premier anniversaire, le débat sur la guerre en Ukraine a été marqué par trois événements spécifiques, qui n’ont laissé que peu d’espoir quant à un règlement négocié.
La conférence de Munich sur la sécurité (17-19 février) a été l’habituelle réunion occidentale empreinte de suffisance et n’a accouché d’aucune idée nouvelle pour sortir de l’impasse actuelle, se limitant aux mantras habituels répétés ad nauseam.
La visite courageuse et emblématique du président américain Joe Biden à Kyiv le 20 février n’était rien de moins que la confirmation symbolique ultime du soutien américain à l’Ukraine contre la Russie. Joe Biden s’est investi personnellement et il est difficile d’imaginer un meilleur créneau politique pour sa candidature à l’élection présidentielle de 2024.
Le discours du président russe Vladimir Poutine, le 21 février, n’a fait que confirmer la volonté de la Russie de s’imposer dans le conflit. Il a de nouveau évoqué un conflit civilisationnel avec l’Occident, avant même un conflit politique et militaire.
L’avenir de la Russie se trouve à l’est
Il n’y a plus d’option occidentale pour la Russie. Son avenir se trouve à l’est. Le gel annoncé du traité New START sur le désarmement nucléaire conclu avec les États-Unis est une nouvelle étape inquiétante dans une situation déjà critique.
En parallèle, la pensée politique et stratégique occidentale semble toujours s’accrocher à des événements qui se sont produits il y a plusieurs décennies : la conférence de Munich en 1938 et la crise des missiles de Cuba en 1962. Ces deux événements demeurent les étoiles polaires des démocraties.
Ils sont souvent cités comme des schémas fiables contre les comportements dominateurs qui peuvent être appliqués à cette crise.
Il est simplement dommage que dans ces deux crises, la pensée occidentale continue de cultiver des interprétations erronées et néfastes.
Bien avant février 2022, les politiques occidentales vis-à-vis de la Russie étaient déjà en pilotage automatique.
Ni les dirigeants occidentaux ni le gouvernement russe ne se sont aventurés jusqu’à présent à donner une définition claire et réaliste d’une victoire. Tous refusent d’imaginer une notion possible d’impasse sur laquelle des négociations politiques pourraient être construites. Le mot « diplomatie » a disparu de leur vocabulaire respectif.
Seule l’Ukraine a proposé une idée compréhensible, bien qu’irréaliste : la reconquête de tous les territoires annexés par Moscou, y compris la Crimée, des dédommagements pour les destructions causées par la guerre et un tribunal international pour juger les crimes de la Russie.
On ne voit pas bien par qui et comment de telles conditions pourraient être imposées à une superpuissance nucléaire disposant d’un droit de veto au Conseil de sécurité des Nations unies.
Pour être réaliste, force est de constater – n’en déplaise aux démocraties occidentales – que la Chine s’aligne de plus en plus avec la Russie.
Le conseiller d’État Wang Yi s’est récemment rendu en Europe. Il s’est adressé à la conférence de Munich sur la sécurité, s’est entretenu avec le secrétaire d’État américain Antony Blinken, puis s’est envolé pour Moscou afin de rencontrer de hauts responsables russes, dont Poutine.
Ce que l’on perçoit à l’issue de cette tournée, c’est que Wang Yi a donné un cours de multilatéralisme et de droit international à l’assistance réunie à Munich, qu’il a ensuite conseillé aux États-Unis de recevoir une aide psychologique pour ce qui ressemble à une dépression nerveuse liée à l’affaire des ballons, avant de réaffirmer publiquement une coordination étroite avec Moscou.
Le président Xi Jinping est attendu à Moscou au printemps. Il est difficile de croire qu’il se rendra jusqu’en Russie uniquement pour annoncer une révision majeure du partenariat stratégique entre Pékin et la Russie dans la principale confrontation géopolitique de notre époque.
Les dirigeants occidentaux feraient mieux de cesser de confondre leur propre propagande avec la réalité.
Un second souffle donné au partenariat transatlantique
Parmi les nombreuses victimes de la guerre, il y a aussi l’Union européenne. Au lieu de profiter de cette opportunité pour donner de la substance à sa prétendue autonomie stratégique et œuvrer à une solution négociée tout en maintenant son soutien nécessaire à l’Ukraine, elle a préféré dégrader son statut.
Elle joue désormais un rôle auxiliaire par rapport à la primauté de l’OTAN et elle a changé son moteur historique franco-allemand pour passer à une traction balto-polonaise. Et paradoxalement, même le Royaume-Uni, malgré le récent Brexit, a plus d’influence à Bruxelles aujourd’hui que par le passé.
Le principal accomplissement de Poutine dans cette guerre est l’extraordinaire second souffle donné au partenariat transatlantique. Il mérite un buste commémoratif placé de manière provocante dans le grand hall du siège de l’OTAN à Bruxelles, avec l’inscription « L’homme qui a sauvé l’Alliance transatlantique ».
Si l’élargissement de l’OTAN vers l’est et l’Ukraine a été momentanément interrompu, l’expansion vers le nord (Finlande et Suède) est en bonne voie.
Le principal accomplissement de l’Occident, en revanche, relève du fait qu’il est parvenu à se mettre encore plus à dos le reste du monde.
Un sondage publié le 22 février confirme les estimations précédentes : dans une large mesure, le reste du monde semble croire que « le soutien des États-Unis et de l’Europe à l’Ukraine est motivé par le désir de protéger la domination occidentale ».
En d’autres termes, il n’est absolument pas question de défendre la démocratie et l’intégrité territoriale de l’Ukraine, mais plutôt d’asseoir l’autorité de l’Occident à travers le monde.
En substance, tout cela remonte à un siècle, au Geographical Pivot of History de Sir Halford John Mackinder et au développement ultérieur de ses thèses par Nicholas Spykman et Zbigniew Brzeziński. Au XXIe siècle, les États-Unis ont commencé à perdre leur primauté mondiale, esquissée dès 1917, officialisée en 1945 et devenue incontestable à partir de 1991.
Depuis 2008, cependant, l’intégration continentale eurasiatique dans le cadre de l’initiative chinoise de nouvelle route de la soie et de l’Union économique eurasiatique sous pilotage russe – toutes deux sous l’influence politique de l’Organisation de coopération de Shanghai – a instauré un nouvel ordre multipolaire, inacceptable pour les États-Unis, dont l’Europe était censée être la cerise sur le gâteau.
Avec le conflit en Ukraine, que le chancelier allemand Olaf Scholz a qualifié de tournant historique dans son discours du « Zeitenwende » en février 2022, Washington a temporairement stoppé ce pivot.
Pour ce qui est de l’avenir, la question reste ouverte.
- Marco Carnelos est un ancien diplomate italien. Il a été en poste en Somalie, en Australie et aux Nations Unies. Il a été membre du personnel de la politique étrangère de trois Premiers ministres italiens entre 1995 et 2011. Plus récemment, il a été l’envoyé spécial coordonnateur du processus de paix au Moyen-Orient pour la Syrie du gouvernement italien et, jusqu’en novembre 2017, ambassadeur d’Italie en Irak.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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