Cauchemar numérique : ces dissidents arabes anéantis par le piratage de leur téléphone
Nous arrivons au point de rendez-vous que Ghanem al-Masarir nous a donné. Mais il n’y a aucun signe de sa présence. Un chemin bordé d’arbres à l’orée d’un bois sombre ? Oui. Un pré tapissé d’herbe verte ? Oui. Ghanem ? Non.
Lorsque nous avons convenu de nous rencontrer au bord de ce parc dans la campagne du nord-ouest de Londres, il s’agissait d’un plan inhabituel – mais pour Ghanem al-Masarir, cela s’entendait parfaitement.
En 2018, cet homme de 42 ans qui vit au Royaume-Uni depuis dix-neuf ans était au sommet de sa carrière autodidacte. The Ghanem Show, sa chaîne YouTube qui critiquait de manière acerbe – et parfois loufoque – la famille royale saoudienne, avait atteint 300 millions de spectateurs.
L’un des surnoms qu’il employait pour désigner le prince héritier Mohammed ben Salmane, le dirigeant de facto du royaume – était « Al-dub Al-dasher » (gros ours errant). Il était relayé sur les réseaux sociaux aux quatre coins du monde arabe et même The Economist parlait de lui.
« Aujourd’hui, à l’ère de Salmanco et de son ours errant, également appelé “double slip”, on peut passer des années et des années en prison pour un tweet », plaisantait-il dans un épisode consacré au roi d’Arabie saoudite et à son fils.
Mais un vendredi soir au cours de ce mois d’août, alors qu’il déambulait dans le quartier chic de Knightsbridge à Londres, Ghanem al-Masarir a été agressé par deux hommes devant Harrods. Un troisième homme a filmé l’agression : les images sont rapidement apparues sur les réseaux sociaux, sur des comptes liés au gouvernement saoudien.
Ghanem al-Masarir a la certitude que cette agression a été ordonnée par le prince héritier.
Piraté avec Pegasus
Trois mois plus tard, quelques semaines après l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi au consulat saoudien à Istanbul, la Metropolitan Police s’est rendue au domicile londonien de l’humoriste. Une menace crédible pesait sur son existence, lui a-t-on affirmé. Un mécanisme d’alerte a rapidement été installé.
De plus, il a remarqué quelque chose d’étrange sur ses iPhone. Leur batterie se vidait à vue d’œil. Ils refusaient d’installer les dernières mises à jour.
Perplexe, Ghanem al-Masarir a contacté le Citizen Lab, un groupe de l’université de Toronto spécialisé dans les technologies de communication, les droits de l’homme et la sécurité mondiale.
Le groupe d’universitaires a mené une enquête et découvert que les téléphones avaient été piratés avec Pegasus, le logiciel espion de la société israélienne NSO Group qui transforme les téléphones en dispositifs de surveillance de niveau militaire.
Les enquêteurs ont découvert que l’ensemble des déplacements, conversations, photos et messages de Ghanem al-Masarir avaient été transmis à un serveur saoudien.
Cela fait maintenant quatre ans. Accompagnée d’un caméraman, je m’apprête à rencontrer Ghanem al-Masarir à un point qu’il a marqué sur une carte dans ce parc en pleine campagne.
Ces jours-ci, me dit-il par le biais d’une application cryptée, il est préférable de ne pas filmer chez lui. J’ai regardé des extraits de son émission et une interview qu’il a accordée à Channel 4 en janvier 2020, dans laquelle il est si bavard que le présentateur est obligé de le couper. Je m’attends presque à le voir jaillir d’un buisson. Ou sortir de la camionnette blanche arrêtée non loin.
Mais où est-il ?
Une silhouette s’avance droit vers moi. L’individu se présente : ce n’est qu’alors que je comprends que cet homme, enveloppé dans une épaisse écharpe et une lourde veste en daim en cette chaude journée de juin, est le présentateur du Ghanem Show – ou, du moins, l’était.
Après avoir trouvé un rondin noueux sur lequel nous asseoir, il m’explique qu’il a arrêté de tourner après les événements de 2018. « Je ne pouvais pas faire mon émission, je ne pouvais rien faire », raconte-t-il, scrutant tour à tour du regard un promeneur avec son chien, une famille et deux hommes qui passent par là.
Menaces de mort
Ce n’était pas la première fois qu’on tentait de le réduire au silence. YouTube a fermé sa chaîne à deux reprises à la demande de la Saudi Broadcasting Authority, affirme-t-il. Il avait reçu des menaces de mort et des appels téléphoniques menaçants.
Vivant sous protection policière et craignant de se rendre à un quelconque endroit du centre de Londres, il a vu sa vie se refermer sur lui. « Ce piratage m’affecte dans ma vie professionnelle, ma vie personnelle, partout », confie-t-il. « Il a détruit mon envie de faire quoi que ce soit, pour être honnête. »
« La surveillance est une forme de violence. Elle porte atteinte à votre vie privée, à votre dignité, à votre capacité d’action. Vous êtes dans un état perpétuel de peur et d’anxiété, non seulement par rapport à vous-même mais aussi par rapport aux autres »
- Marwa Fatafta, Access Now
En 2022, sur presque tous les continents, les informations se sont empilées au sujet d’activistes, de journalistes, de personnalités politiques et d’autres individus ayant été des cibles présumées d’attaques de logiciels espions commanditées par des États.
La plupart se rapportent à Pegasus et à la fuite d’une liste contenant plus de 50 000 numéros de téléphone. Des collaborateurs de Middle East Eye ont notamment été visés.
Cependant, la simple ampleur des Pegasus Papers – qui n’étaient qu’une fuite concernant un seul logiciel espion – ne traduit nullement l’impact du piratage sur la vie de ses cibles.
Parmi elles figurent des dissidents arabes qui se sont installés il y a plusieurs décennies au Royaume-Uni pour fuir un gouvernement répressif, convaincus qu’ils pourraient alors vivre et s’exprimer librement. Aujourd’hui, ils se demandent si leur pays d’adoption est aussi sûr qu’ils le croyaient – ou peut-être, qu’ils voulaient le croire.
Leur crainte, affirment-ils, est exacerbée par le mutisme du gouvernement britannique après les attaques et par l’absence de suivi de la part des autorités britanniques.
Ainsi, se demandent les dissidents, qu’est-ce qui les empêcherait d’être à nouveau pris pour cibles, étant donné que le Citizen Lab affirme maintenant que même Downing Street et le Foreign Office ont été infectés avec Pegasus, probablement par les Émirats arabes unis ?
À l’instar de Ghanem al-Masarir, tous les dissidents interrogés par MEE dans le cadre de cet article avaient le pressentiment, avant d’être piratés, que le Royaume-Uni n’était peut-être pas à l’abri du danger. Un matin, l’un d’entre eux a survécu à une tentative d’incendie criminel visant son domicile familial. Un autre a découvert un grand couteau devant la fenêtre de sa cuisine le jour même où il a reçu des messages indiquant « Bientôt » avec des émojis en forme de couteau.
Deux autres ont vu leurs comptes bancaires britanniques – et ceux de membres de leur famille – fermés après que les Émirats arabes unis ont désigné les organisations établies au Royaume-Uni qu’ils dirigent comme organisations terroristes.
Mais le piratage les a perturbés d’une autre manière, soulignent les dissidents. Le fait que leur vie privée ait été infiltrée dans l’espace virtuel, à leur insu et sans autre témoin, en temps réel, comporte pour eux quelque chose d’incroyablement pénible.
Il s’agit d’un traumatisme invisible, mais bel et bien réel et puissant, que Marwa Fatafta, spécialiste des droits numériques et responsable des politiques pour la région MENA au sein d’Access Now, reconnaît immédiatement lorsque je lui raconte les témoignages recueillis.
« La surveillance est une forme de violence », embraye-t-elle. « Elle porte atteinte à votre vie privée, à votre dignité, à votre capacité d’action. Vous êtes dans un état perpétuel de peur et d’anxiété, non seulement par rapport à vous-même mais aussi par rapport aux autres. »
Un précédent
Les six hommes avec lesquels j’ai échangé ont engagé des actions en justice au Royaume-Uni contre Bahreïn, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, accusés de les avoir ciblés à des occasions différentes. Ils espèrent que les tribunaux britanniques agiront là où ils estiment que le gouvernement britannique et les autorités ont failli.
Un jugement est imminent dans l’affaire que Ghanem al-Masarir a intentée contre l’Arabie saoudite pour les allégations d’usage d’un logiciel espion ainsi que l’agression subie en pleine rue en août 2018.
Mais il ne s’agira pas d’un verdict définitif : le tribunal se prononcera en revanche quant à la poursuite de l’action engagée par l’humoriste contre le royaume pour des dommages corporels et matériels. Généralement, les États sont à l’abri de la plupart des litiges au Royaume-Uni en raison du State Immunity Act, promulgué en 1978, avant l’apparition des logiciels espions.
Néanmoins, les avocats de Ghanem al-Masarir, du cabinet britannique Leigh Day, soutiennent que ce qui lui est arrivé constitue une exception à cette loi. L’affaire qui le concerne donnera lieu à la première décision d’un tribunal britannique se rapportant à un logiciel espion et à un pays étranger, et pourrait constituer un précédent pour d’autres dissidents au Royaume-Uni qui ont été ciblés. Par ailleurs, selon des avocats et des experts en surveillance, elle pourrait inspirer de futurs litiges dans le monde entier.
Les gouvernements saoudien, émirati et bahreïni n’ont pas répondu aux demandes de commentaires formulées par MEE au sujet de l’action en justice intentée au Royaume-Uni.
Anas al-Tikriti, 53 ans, est anglo-irakien. Son père était une figure éminente de l’opposition au régime baasiste. Sa famille a quitté l’Irak pour le Royaume-Uni alors qu’il était bébé.
Après avoir passé une grande partie de son adolescence et le début de sa vie d’adulte aux Émirats arabes unis, où il a étudié, Anas al-Tikriti est retourné au Royaume-Uni, où il milite contre la guerre et pour la démocratie au Moyen-Orient, dirige une fondation prônant le dialogue entre l’islam et l’Occident et officie en tant que négociateur d’otages.
Posé et clair dans son propos, comme à son habitude, il s’exprime avec aisance alors même que la pluie s’abat sur nous. Mais ce qui me frappe, c’est que pour la première fois au bout de plusieurs interviews données au fil des ans, je l’entends se confier sur ses sentiments, lorsqu’il explique dans quelle mesure la surveillance numérique l’a affecté.
« C’est quelque chose d’invisible, d’insidieux, qui s’infiltre dans votre espace le plus sûr et le plus sacré. »
Anas al-Tikriti a fondé la Fondation Cordoba en 2005. Celle-ci prône le dialogue entre l’Occident et l’islam et conseille les responsables politiques dans les domaines de la stratégie et de la sécurité au Moyen-Orient. En 2014, elle a été désignée comme une organisation terroriste par les Émirats arabes unis – mais le gouvernement britannique n’a rien dit, à la surprise d’Anas al-Tikriti.
« Au moins, qu’ils se dédouanent, sans même penser à moi ou à Cordoba », lance-t-il à propos du gouvernement britannique. « Cela a marqué ma perception de la valeur de la citoyenneté britannique. Mais c’est probablement le dernier clou dans le cercueil. »
« Il faut faire attention, Anas a son téléphone sur lui »
Anas al-Tikriti a appris l’été dernier que des enquêteurs soupçonnaient les Émirats arabes unis d’avoir piraté son iPhone avec Pegasus. Depuis lors, il demande à ses interlocuteurs de ne pas lui confier leurs secrets, ce qui est un peu délicat lorsque l’on gagne sa vie en proposant des conseils politiques à des dirigeants et en menant des négociations d’otages.
Son goût pour la manipulation d’informations un tant soit peu confidentielles s’est aujourd’hui envolé. « Je leur dis : “Écoutez, je préférerais que [vous ne me disiez rien de privé], sauf si vous le devez, parce que je ne sais pas si je suis le seul à écouter.” »
Avant les événements de l’été dernier, son téléphone était pratiquement collé à son corps, prêt à être dégainé à tout moment. Aujourd’hui, il ne sait plus quand le garder près de lui, ni s’il en a envie. Les proches éprouvent le même sentiment. J’étais avec un groupe d’amis et ils se sont mis à rire : « Il faut faire attention, Anas a son téléphone sur lui. » Il hausse les épaules. « C’est extrêmement inconfortable. »
Mohammed Kozbar, 56 ans, est le président de la mosquée de Finsbury Park, dans le nord de Londres. Deux jours après la fin du Ramadan, nous nous asseyons dans la salle de prière déserte de la mosquée, calme et au sol moelleux, traversée par une brise soufflant depuis une fenêtre ouverte.
Le grand gabarit de Mohammed Kozbar, confortablement juché sur une chaise pliante, dégage aussi un air calme. Pourtant, il est de toute évidence gêné à l’idée de parler de lui-même.
Il est arrivé en Grande-Bretagne en 1990 après avoir quitté le Liban, dévasté par une longue guerre civile. Depuis, il veille au développement de la communauté musulmane en Grande-Bretagne : il est l’un de ceux à qui l’on doit la réhabilitation de la mosquée de Finsbury Park, dominée auparavant par l’Égyptien Abou Hamza.
En tant qu’iman de la mosquée, Abou Hamza encourageait ses fidèles à aller combattre à l’étranger. Il a ensuite été condamné par un tribunal britannique pour incitation à la violence avant d’être extradé aux États-Unis, où il a été reconnu coupable de terrorisme et emprisonné à vie.
Mohammed Kozbar invite régulièrement des délégations internationales de représentants des forces de l’ordre à visiter la mosquée afin d’observer le travail entrepris pour éradiquer l’influence d’Abou Hamza.
En juillet 2021, il a lui aussi découvert que son numéro figurait sur la liste divulguée et qu’il avait probablement été ciblé par les Émirats arabes unis. Le Citizen Lab a analysé son téléphone et confirmé qu’il avait été infiltré par Pegasus. Il n’en connaît pas la raison exacte, même s’il a déjà dénoncé le bilan des Émirats arabes unis en matière de droits de l’homme.
Négociation d’otages
Comme pour Anas al-Tikriti, ses comptes bancaires britanniques ont été fermés lorsque les Émirats arabes unis ont désigné la Muslim Association of Britain, au sein de laquelle les deux hommes occupent un poste de direction, comme une entité terroriste.
Il se souvient du moment où, alors qu’il était assis dans la mosquée, un journaliste lui a raconté ce qui était arrivé à son téléphone. « Je lui ai demandé : “Vous êtes sûr à 100 % ?” Il a confirmé : “Oui, à 100 %.” »
« Même si vous vous êtes installé dans ce qui est considéré comme une démocratie occidentale stable et à l’abri du danger, vous pouvez toujours être pourchassé et persécuté »
– Monika Sobiecki, associée au cabinet d’avocats Bindmans
Quelques heures plus tard, il a expliqué à son épouse et à ses enfants que les photos et les conversations qu’ils avaient partagées n’étaient pas privées. Et c’est cette idée que l’on avait porté atteinte à la vie privée de sa famille qui l’a particulièrement perturbé.
« Qu’est-ce que tu as fait, Baba ? », lui a demandé son fils de 13 ans. « Je n’avais pas de réponse », confie Mohammed Kozbar, la voix enrouée. « J’ai répondu : “Je n’ai rien fait.” » Il se demande s’il existe un fichier contenant les messages et les photos de sa famille, et où celui-ci pourrait se trouver.
Anas al-Tikriti est pour sa part convaincu que les informations recueillies lorsque son téléphone a été infecté sont déjà utilisées. Au moment où les enquêteurs affirment qu’il a été piraté, il participait à quatre négociations d’otages, dont aucune n’impliquait les Émirats arabes unis.
Un effort en particulier, visant à obtenir la libération d’une jeune femme, était arrivé à sa phase finale. Pourtant, explique-t-il, toute communication a été interrompue avant que l’accord ne soit conclu et l’otage libérée. Il s’arrête. « J’ai négocié dans 31 ou 32 affaires et jamais, jamais, ce que je viens de vous décrire ne m’est arrivé. »
C’était il y a deux ans. Aujourd’hui, Anas al-Tikriti n’a aucune idée de l’endroit où se trouve cette femme, ni de ce qui est arrivé aux personnes dans la région qui ont tenté de la libérer. « Dans quel genre de danger cela les a-t-il mis ? Dieu seul le sait. »
Anas al-Tikriti n’a cessé de se demander s’il devait annoncer à la famille de cette femme que son téléphone avait été piraté. Même si le fait de savoir comment l’affaire a capoté représente pour lui un fardeau, il a conclu que leur communiquer les détails ne leur serait d’aucune utilité. Il tousse et semble perdre ses mots, chose inhabituelle.
« La personne sur laquelle ils fondaient beaucoup d’espoir n’était pas aussi sûre qu’ils l’espéraient. Je n’aurais rien pu faire. Je ne m’en étais pas rendu compte à ce moment-là. Je ne m’en étais pas rendu compte, même lorsque les choses étaient retombées. »
C’est cette ignorance qui, selon les avocats impliqués dans l’action en justice en cours, a été l’un des coups les plus durs portés à leurs clients, et qui alimente encore aujourd’hui leur anxiété.
« S’il peut être déployé contre vous une fois, qu’est-ce qui vous garantit qu’il ne l’est pas aujourd’hui ? », souligne Monika Sobiecki, associée au sein du cabinet d’avocats britannique Bindmans, qui représente Mohammed Kozbar et Anas al-Tikriti.
« Dans les faits, cela crée un panoptique – une perception du monde comme une prison – et il n’y a aucun endroit où vous pouvez être à l’abri de ceux qui vous persécutent, parce que même si vous vous êtes installé dans ce qui est considéré comme une démocratie occidentale stable et à l’abri du danger, vous pouvez toujours être pourchassé et persécuté. »
Yahya Assiri n’est certainement pas détendu. « Honnêtement, je ne me sens pas en sécurité dans ce pays », me dit-il depuis le bureau londonien d’ALQST, l’organisation de défense des droits de l’homme qu’il a créée en 2014 après avoir cessé sa double vie en Arabie saoudite.
Au premier abord, Yahya Assiri était un officier de l’armée de l’air saoudienne chargé d’acheter des armes. Mais il utilisait également le pseudonyme d’Abou Fares pour exprimer en ligne ses préoccupations sur des questions telles que la pauvreté, le chômage et la répression. Il a finalement été démasqué.
En 2014, alors qu’il étudiait les droits de l’homme à l’université Kingston, dans le sud-ouest de Londres, des amis en Arabie saoudite lui ont appris que les forces de sécurité le recherchaient. Il a alors compris qu’il ne pourrait pas rentrer chez lui.
Depuis huit ans, Yahya Assiri s’affaire à critiquer les politiques et les dirigeants du royaume depuis le Royaume-Uni. En plus d’ALQST, il a lancé Diwan London, une plateforme en ligne qui défend la liberté et la justice dans le monde arabe.
Il est également secrétaire général du Parti de l’Assemblée nationale (NAAS), le seul parti d’opposition en Arabie saoudite, en grande partie dirigé par des exilés.
Cependant, son travail et en particulier les réseaux qu’il a construits font de Yahya Assiri et de sa famille une cible. Ils ont été menacés en public. Leur voiture a été forcée. C’est devant la fenêtre de leur cuisine qu’un couteau a été trouvé.
Yahya Assiri a lui-même la particularité peu enviable d’avoir été ciblé par Pegasus non pas une fois, mais deux, d’après les enquêteurs du Citizen Lab.
Ils attribuent ces deux attaques à l’Arabie saoudite. « Le plus douloureux, c’est qu’un grand nombre de défenseurs des droits de l’homme et de dissidents ont été pris pour cible tout au long de cette période, des gens que je considère comme des patriotes, des gens qui travaillent pour le bien de ces pays. »
Dans un courrier préalable à une action en justice adressé en février à Khaled ben Bandar ben Sultan al-Saoud, ambassadeur d’Arabie saoudite au Royaume-Uni, les avocats de Yahya Assiri affirment que la quantité de données qui pourraient avoir été exfiltrées du téléphone de leur client lorsqu’il a été infecté « n’est rien moins que catastrophique » pour leur client et ses contacts dans le royaume.
Parmi ces contacts figure Loujain al-Hathloul, l’éminente activiste saoudienne des droits de l’homme qui a été arrêtée avec au moins une dizaine d’autres Saoudiennes en mai 2018, quelques semaines avant la levée de l’interdiction de conduire contre laquelle elles avaient mené une longue bataille. Loujain al-Hathloul a été détenue pendant dix mois et victime de torture physique avant d’être officiellement inculpée. Son acte d’accusation était truffé de références à ses échanges avec « le renégat Yahya Assiri ».
Selon Yahya Assiri, il est difficile de savoir si les informations provenant de son téléphone ou d’autres appareils ont été essentielles dans l’affaire Loujain al-Hathloul ou toute autre affaire. Les téléphones de Loujain al-Hathloul ont également été piratés à deux reprises depuis 2017.
Yahya Assiri estime néanmoins que tenter de déterminer quelle infiltration de quel appareil a donné lieu à quelle arrestation revient à passer à côté de l’essentiel. « C’est douloureux de savoir que notre travail faisait l’objet d’un espionnage. Mais le plus important n’est pas nécessairement que ces autorités essaient de découvrir nos secrets. C’est qu’elles essaient d’empêcher quiconque de s’exprimer contre eux ou de les défier. »
Des dissidents bahreïnis traqués
Saeed Shehabi pensait avoir trouvé le moyen de ne pas se faire pirater. Activiste pro-démocratique et journaliste chevronné, mais aussi figure de proue du mouvement d’opposition bahreïni, il est membre du conseil d’administration de l’Abrar Islamic Foundation, une organisation caritative enregistrée qui se consacre à l’éducation musulmane au Royaume-Uni.
Mais lorsque j’appelle la fondation, l’homme au bout du fil s’excuse. Saeed Shehabi n’est pas là, explique-t-il.
Je demande s’il peut lui transmettre un message. « Non, désolé. Il n’a pas de portable », répond-il.
Lorsque nous finissons par nous rencontrer, Saeed Shehabi, 67 ans, explique qu’il n’a jamais eu de téléphone. « J’ai pris mes précautions. Je savais que j’étais visé par notre gouvernement parce que j’ai toujours été un opposant. » La stratégie consistant à ne pas avoir de téléphone s’inscrit dans ses méthodes de la vieille école, ancrées dans le monde réel.
Tous les mercredis après-midi, on le retrouve devant l’ambassade d’Arabie saoudite à Londres, où il a commencé à manifester avec des camarades en mars 2011 après que le royaume a envahi Bahreïn au cours de manifestations pro-démocratiques. Le samedi, il est à Downing Street pour exhorter le gouvernement britannique à cesser de soutenir Bahreïn et de former ses forces de sécurité.
En ce qui concerne la surveillance dont il fait l’objet, il affirme également être un vieux de la vieille. Dans les années 1980, il a reçu chez lui, à Londres, au moins trois appels téléphoniques suspects en provenance de Bahreïn, destinés selon lui à le démasquer.
Une autre fois, lors d’une campagne de répression gouvernementale, un camarade dissident a l’appelé pour organiser un entraînement militaire, ce qui a interloqué Saeed Shehabi, qui a soutenu que ce n’était pas ainsi que l’opposition bahreïnie devait opérer. Il s’est avéré par la suite que l’ami en question l’appelait depuis une prison bahreïnie. « Ils voulaient m’attraper comme ça », explique-t-il à propos de cet appel et des autres qui ont suivi. « La surveillance a toujours été là. »
En 2014, une fuite a révélé que Bahreïn aurait piraté l’ordinateur de Saeed Shehabi à l’aide du logiciel espion FinSpy et aurait eu accès à ses e-mails. Les autorités pouvaient même contrôler la caméra et les micros de son ordinateur portable pour le voir et l’écouter.
Il s’en est pourtant voulu.
« Je me fais vieux et ces années se sont envolées pour rien, tout cela à cause des Saoudiens »
– Ghanem al-Masarir
« “Comment peux-tu être aussi naïf, Saeed ?”, s’est-il demandé à l’époque. “Comment peux-tu laisser tes ennemis s’infiltrer chez toi aussi facilement ?” » Il se retourne vers moi. « Ce n’est pas si facile. Ils ont payé. C’est une procédure qui coûte cher. Mais ils ont réussi. »
Saeed Shehabi explique avoir été particulièrement affecté par la découverte de ce piratage, car en 2009, sa famille avait déjà échappé à un incendie allumé un matin à son domicile. Cet incendie est survenu deux jours après l’agression de deux dissidents bahreïnis dans une ruelle près de la gare d’Euston à Londres.
D’après le témoignage de Saeed Shehabi et des autres dissidents bahreïnis devant la commission britannique des affaires étrangères en novembre 2012, ils avaient été avertis d’une « attaque imminente » avant ces deux événements. Après avoir été attaqués dans la rue, les deux dissidents ont affirmé avoir été informés par téléphone que la prochaine fois qu’ils s’approcheraient de l’ambassade de Bahreïn, « [ils seraient] plus sévèrement punis ».
Saeed Shehabi est certain que ces attaques étaient destinées à les faire taire. « Alors quand cela [un piratage] se produit, à la lumière de ces expériences, on se dit : “Que va-t-il nous arriver ensuite ?” »
Dans le bois à la périphérie de Londres, Ghanem al-Masarir semble plus détendu. En quatre ans, il a raconté les détails de sa vie à des dizaines de journalistes. Une fois que nous avons fini de filmer, il reconnaît que c’est fatigant.
« Je me fais vieux et ces années se sont envolées pour rien, tout cela à cause des Saoudiens », soupire-t-il. « Je ne pourrai pas rattraper ces années, mais j’espère qu’un jour, je me relèverai. »
Il nous propose de prendre un café. Nous avons fait beaucoup de route pour le rencontrer et il souhaite nous montrer son quartier. Alors que nous passons devant la camionnette blanche, je lui explique que je croyais qu’il allait en sortir lorsque nous le cherchions tout à l’heure.
Il s’arrête. Je crains alors d’avoir dit quelque chose de mal. Il finit par sourire et je retrouve un visage familier. « Vous pensiez que j’étais en train de me faire découper en morceaux là-dedans ? », rétorque-t-il en riant.
Nous nous dirigeons vers un coin de banlieue animé. Alors que Ghanem marche entre moi et le caméraman, le soleil illumine furtivement son visage.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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